Mon père entouré de ses parents, Leopold Flam et Julia Isbutsky (résistante et soeur de Herman Isbutsky – orchestre rouge), 1945. 

Le 7 octobre, la Belgique et moi #4

L’obsession du prépuce

Julie Flam

25 février 2025

Je suis l’enfant d’un petit prépuce intact, exhibé devant la Gestapo: toi, mon papa enfant caché, loin de tes géniteurs, mais exposé à la barbarie nazie. Tu as pris ton destin en main tout comme l’a fait ton père. Mon grand-père, ce décharné, revenu des camps, qui n’a connu que la souffrance et la misère, fils d’immigrés pauvres et illettrés. Je porte devant moi son image, maigre, marqué par ce triangle rouge, une silhouette écorchée par la violence du monde. Après la guerre, animé par une soif de vérité, il a continué à tracer son chemin où la pensée critique à travers son oeuvre de philosophe s’est imposé comme un acte de résistance. Refusant les carcans idéologiques et dogmatiques, il était libre et ardent, à l’image de son nom que je porte fièrement. Il sonne drôlement, pas trop juif, et voudrait dire en ancien hébreu : “homme libre”.

Je suis née juive le 7 octobre. Ce vide en moi, ce « truc » que j’ai cherché, par mille détours, sans y parvenir totalement. Parce que tu as préféré tout taire comme lui, je ne t’en veux pas. J’ai intégré, comme tant d’autres, que le pire était derrière nous. Mais ce jour-là, tout s’est effondré. Depuis ce bout de terre que ton père n’aimait pas trop, là où la souffrance semblait l’avoir marqué à jamais, ce cheminement qui nous a toujours poussé à avancer. Était-ce une forme de sagesse forgée par l’épreuve ? Son relatif rejet de cette “terre promise” est devenu un prétexte pour certains, un moyen de justifier la haine, plus “politiquement correcte” que jamais. Depuis le 7 octobre, je suis une “mauvaise” juive, une “sioniste”que l’on injure, celle à exclure, celle à haïr. Le cache-sexe de leur haine qui n’est qu’un jeu de pouvoir. Où les vies sont des chiffres, les souffrances des instruments de propagande et notre humanité réduite à une question de camps.

Derrière l’objectif, je capture les luttes, portée par cette rébellion qui semble congénitale. C’était avant ce fameux jour d’octobre, ce jour où tout s’est effondré. L’humanité a perdu son équilibre. Les mots dévalent nos écrans, les images assassines défilent à toute vitesse et le monde, pris dans cette frénésie, perd pied. Une guerre en direct. Une guerre des mots. Un coupable. Des innocents. Un camp, puis l’autre. Chacun s’empresse d’écrire, de commenter. Moi aussi. Tout va si vite. Mon camp à moi, c’est celui de la paix. Certains m’excluent, refusent de voir mon nom associé au leur. Je ne plais pas à tout le monde. Je suis un électron libre, comme toi. Je revendique le droit au blasphème, même si cela déplaît à un militantisme si pur et vacant. Le monde perd pied. Je le répète.

J’ai l’impression qu’il est devenu le cirque d’une tyrannie lexicale de la pensée, un lieu où toute divergence est bannie. Dès que je sors, l’air que je respire est saturé de slogans, de mots vidés de leur sens, de révolte qui se noie dans la répétition, même sur les cuvettes des WC. Je ne dis rien, j’avale mon trouble. Dois-je en rire ou en pleurer ? Dans les rues, je vois le triangle rouge que ton père arborait dans les camps prendre une autre tournure. Ce symbole pourtant si fort se transforme en emblème de “résistance armée” qui justifie le viol, la torture, les meurtres.

Les manifestations deviennent des scènes où leur “convergence des luttes” semble m’accuser, moi, la “sioniste”, la “génocidaire”. Du jour au lendemain, je ne suis plus perçue comme faisant partie d’une minorité à défendre dans mon camp politique. J’en perds le sommeil. J’arrête de photographier les manifestations, comme si l’acte même de capturer ce chaos devenait trop lourd. Je me retire dans un projet photo où mon corps devient le support d’un concept: le silence, ce silence qui se dresse comme un spectre dans ces temps troublés. Et puis, le 8 mars 2024 est arrivé. L’entrejambe ensanglanté, je défile au milieu d’une foule hostile, avec une poignée d’autres personnes, pour dénoncer le féminicide des femmes juives et israéliennes le 7 octobre et le sort des femmes otages. Ce droit de manifester s’est métamorphosé en performance au cœur de la haine, dans les rues de Bruxelles qui a vu résister ton père face à la barbarie nazie. Beaucoup, ce jour-là, en cette Journée des Droits des Femmes, ont eu un regard assassin, tentant de nous empêcher d’avancer. Des hommes que jamais nous n’aurions osé imaginer défiler. J’ai juste l’impression de voir le monde s’écrouler autour de moi.

Depuis le 7 octobre, j’ai navigué d’abandon en abandon, par la gauche … le féminisme mondial … “ma” communauté LGBTQIA+. Des “amis” ou “camarades” ont brillé et brillent encore par leur silence, à l’heure où je t’écris ces lignes. Dans les rues de Bruxelles, je porte à présent mon étoile comme un acte de résistance. Mon identité ne se définit plus par ce que l’on m’impose, mais parce que je choisis de revendiquer. Le triangle rouge sur ma poitrine, j’aimerais également pouvoir le porter comme autrefois, comme une promesse du “plus jamais ça”. A l’obstination fanatique, l’idiotie et l’ignorance abyssale de ces meutes qui mettent à mal les principes fondamentaux de la démocratie, polarisant les débats et fragilisant les liens si précieux entre communautés arabo-musulmanes et juives, je préfère l’arc-en-ciel, la célébration de la lumière… et un monde libéré des obsessions. Même si ton prépuce t’a sauvé la vie et m’a menée jusqu’à ces lignes … je rêve d’une humanité plus belle, portée par le progrès et un élan moral universel. Salaam, shalom papa.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.