Le 7 octobre, la Belgique et moi #20

« Le règne des drapeaux moraux – ou la mode tragique de l’indignation obligatoire »

David Strosberg

17 juin 2025

Il faut, désormais, dans les sphères culturelles, hurler pour être. Mais pas n’importe quel cri. Un cri calibré. Ciblé. Consensuel. Un cri qui rassure sur votre alignement. Un cri de conformité, déguisé en engagement. Un cri qu’on n’adresse plus à l’Histoire, mais à son audience.

Aujourd’hui, il faut être pro-palestinien. Pas dans la discrétion de la conscience, ni dans la profondeur d’un savoir historique ou d’une compassion sincère. Non : il faut l’être visiblement, publiquement, rituellement. Il faut l’affirmer, l’exhiber, le proclamer comme un mot de passe. Il faut le dire avant même d’y penser. Il faut, en somme, cocher la bonne case morale. Le silence vous rend complice. La nuance, suspect. L’analyse, coupable.

Et si, dans un souffle malheureux, vous mentionnez que le Hamas n’est pas la Palestine, mais une milice fanatique, misogyne, antisémite et criminelle, alors vous franchissez la ligne : vous êtes radié du chœur. Ainsi va ce théâtre culturel, où la pensée s’est vue remplacée par le réflexe. Où l’analyse a cédé la place au cri. Où l’éthique s’évalue à l’intensité du mot-dièse. On n’écrit plus : on publie. On ne doute plus : on s’indigne. On ne cherche plus : on sélectionne ce qui conforte. L’exigence intellectuelle ? Balayée. La complexité du monde ? Sacrifiée sur l’autel de la lisibilité politique. Et la Palestine, dans tout cela ? Elle est bien là, bien réelle, meurtrie, écrasée. Mais elle est aussi, malgré elle, devenue un emblème, un ornement moral dans les vitrines militantes occidentales.

Son peuple souffre, c’est un fait. Mais cette souffrance, pour beaucoup, n’est plus un drame : c’est une opportunité d’affirmation identitaire. Le Hamas, quant à lui, disparaît opportunément des récits. On efface ses massacres, ses pogroms, ses crimes contre les femmes et les civils, ses prises d’otages, ses enfants utilisés comme boucliers humains. On tait son projet politique, sa théocratie armée, sa haine viscérale de toute paix. Nommer cela, aujourd’hui, c’est déranger l’alignement moral dominant.

C’est rompre l’hypnose. Et pendant que tous les projecteurs sont tournés vers Gaza, dans une focalisation presque obsessionnelle, le monde brûle ailleurs, sans faire frissonner une plume ni trembler une main :
Le Soudan s’écroule dans l’indifférence générale. La République Démocratique du Congo saigne à ciel ouvert.
Le Yémen s’éteint dans le silence.
Les Rohingyas sont effacés.
Les Ouïghours, internés.
Et partout, des femmes violentées, des enfants enrôlés, des peuples broyés — mais ces souffrances-là n’ont pas la cote.
Elles sont trop complexes, trop lointaines, trop peu compatibles avec le narratif manichéen en vogue.

Pas assez de hashtags. Pas de “camp clair”. Pas de cause photogénique. Nous avons fait de l’indignation une marchandise. Nous avons transformé la justice en accessoire d’image. Nous avons troqué la rigueur morale contre l’approbation algorithmique. Et dans cette farce sinistre, qui a encore le courage de dire que l’histoire n’est pas binaire ? Que le Proche-Orient n’est ni une scène de théâtre, ni une fable ? Que toute guerre est une architecture de douleurs croisées ? Que l’oppresseur peut aussi être victime ailleurs, et que la victime d’un jour peut tenir les armes de l’oppression le lendemain ? Qui ose encore prononcer les mots : “je ne sais pas”, “la réalité est plus complexe”, “je veux comprendre avant de juger” ? Ceux-là sont peu nombreux. Mais ce sont eux, les véritables consciences. Ceux qui préfèrent le silence scrupuleux à la clameur stérile. Ceux qui refusent la simplification démagogique, non par indifférence, mais par respect pour la gravité du monde. Car penser dans la tempête, c’est difficile.

Et refuser les drapeaux moraux du moment, c’est parfois l’acte le plus courageux. Surtout quand ils vous sont imposés par vos pairs, par vos institutions, par vos réseaux, par vos propres tremblements. Mais il faut tenir. Tenir face à la meute. Tenir face aux injonctions. Tenir face à l’abus du mot “résistance”, désormais vidé de sa substance. Tenir, non pas contre les autres, mais au nom de la vérité — multiple, inconfortable, parfois désespérante — mais vraie. Car sans cela, que reste-t-il de l’art, de la pensée, de la parole ?

Un décor. Un écho., Une posture. Et cela ne sauvera personne.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.