Le 7 octobre, la Belgique et moi #25

Vivre juive : le poids du non-dit de l’URSS à Bruxelles

Svetlana Nikitina

28 août 2025

Je suis née en Union soviétique, dans une famille de Juifs que l’on pourrait qualifier d’ethniques. Je tiens à préciser ce terme, car dans le contexte soviétique, toute pratique religieuse ouverte était fortement réprimée. Si l’on ne risquait plus, à l’époque où j’ai grandi, les déportations au goulag comme sous Staline, les conséquences n’en étaient pas moins lourdes : toute ambition universitaire ou professionnelle pouvait être brisée. Dans un pays où le plein emploi était la norme, être exclu du marché du travail équivalait à risquer la prison pour « parasitisme social ». Nous n’étions pas croyants, mais juifs de manière officielle : notre origine figurait sur nos passeports, au fameux « article 5 », une manière codée de désigner notre judéité, bien connue dans ce système marqué par l’antisémitisme institutionnel. Sur le plan social aussi, nous étions identifiés comme juifs. Cette assignation nourrissait, en réaction, des formes de solidarité discrètes. Il arrivait que l’on fête Simhat Torah, sans en comprendre les prières, ou que l’on capte en secret les ondes courtes de la radio israélienne. Nous racontions des blagues juives, souvent amères, ponctuées de quelques mots de yiddish entendus chez nos grands-parents. L’université restait un lieu d’exclusion, marquée par des quotas non officiels et des formes plus subtiles de discrimination. Certains d’entre nous parvenaient tout de même à rejoindre des écoles plus ouvertes, au sein desquelles s’est développée une culture juive laïque, résiliente et empreinte d’ironie.

Cette mémoire ne m’a jamais quittée depuis mon installation en Belgique, en 1994. Très rapidement, j’ai compris qu’ici aussi, mieux valait faire preuve de prudence sur certains sujets. Au fil des années, j’ai accumulé des expériences qui m’ont confortée dans l’idée que l’équilibre repose souvent sur des non-dits, sur une forme de retenue quasi instinctive.

Depuis notre arrivée en Belgique, j’ai constaté qu’exprimer, même de manière argumentée, une position favorable à Israël est très mal perçue, y compris parmi les personnes bien intentionnées. Des collègues, des amis, des interlocuteurs cultivés et sincères réagissent avec suspicion ou incompréhension. J’ai pris l’habitude d’éviter les discussions politiques, que ce soit dans le cadre professionnel ou dans mes relations personnelles. Car porter un tel héritage — juif, russe, ukrainien — et enseigner à un public majoritairement musulman exige un véritable exercice d’équilibriste. Mais il arrive que certaines situations forcent le dialogue, qu’on ne puisse plus contourner la confrontation.

Peu après notre arrivée en Belgique, l’un de mes fils est rentré de l’école avec un zéro en géographie. Étonnée, car il a toujours eu de bonnes connaissances dans ce domaine, je lui ai demandé des explications. Ils étudiaient alors le Proche-Orient, et la question des territoires litigieux était abordée uniquement du point de vue de l’OLP. Avantit avant 2005, avant que Gaza ne prenne la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Mon fils, d’ordinaire discret, avait refusé de répondre à l’interrogation. Pour lui, un sujet aussi complexe ne pouvait se réduire à une seule perspective : il méritait au moins un traitement objectif. J’ai donc pris rendez-vous avec le préfet, et j’ai obtenu que mon fils puisse présenter un travail écrit exposant plusieurs points de vue. Pendant plusieurs jours, nous avons travaillé ensemble sur cette dissertation. Ce fut pour moi un moment charnière : jamais auparavant je n’avais autant lu sur l’histoire d’Israël. Et c’est là que j’ai forgé une conviction très personnelle : tant qu’Israël était perçu comme le pays des rescapés de la Shoah, il bénéficiait du soutien moral de l’Europe. Mais dès qu’il a commencé à remporter les guerres qu’il n’avait pas déclenchées, il est devenu un État encombrant, belliqueux. À mes yeux, un Juif n’est pleinement accepté que lorsqu’il est faible. Dès qu’il devient fort, il dérange. Ce travail, que nous avions rédigé ensemble, faisait 40 pages et présentait des arguments diversifiés, y compris ceux de l’OLP. Mon fils a obtenu un 12/20.

Après le 11 septembre 2001, ce malaise s’est encore accru. D’un côté, ce fut comme une libération : on pouvait enfin dire que l’islamisme radical s’en prenait à notre mode de vie, sans être immédiatement taxé de racisme. De l’autre, j’ai commencé à réaliser — et cela n’engage que moi — combien de nos concitoyens musulmans, tout en exerçant leur droit légitime à la foi, étaient parfois proches d’un basculement vers une radicalisation préoccupante. Je me souviens d’un jeune étudiant, Mohammed. À 19 ans, il ignorait encore le nom du roi de Belgique. Lors d’un exercice, je leur avais demandé de citer une femme ayant réussi dans sa carrière. Il avait répondu : Tzipi Livni. J’avais été surprise. Plus tard, dans un moment informel, il m’a expliqué qu’il avait entendu parler d’elle lors de prêches à la mosquée. Évidemment, pas en des termes élogieux. Mais c’était le seul exemple féminin qu’il connaissait.

Cela m’a amenée à réfléchir à ce qui se passe après mes cours. Mes leçons sont totalement apolitiques : je fais de la remise à niveau en français. Mais que deviennent mes étudiants lorsqu’ils quittent la salle ? Comment lutter, seule, contre ce qu’ils entendent ailleurs ? Et qui me dit que ce Mohammed, nourri de discours haineux à l’égard d’un pays qu’il ne connaît pas, ne passera pas un jour à l’acte ? Que faisait-il lors des attentats de Bruxelles en 2016 ? Où était-il   en 2014, lors de l’attaque contre le Musée Juif ?

Une autre scène m’a marquée. Abdelkarim, un ancien détenu, suivait mes cours. Il était motivé, ponctuel, travailleur. Mais un jour, il a manqué de respect à une formatrice. Cela aurait pu signer son exclusion. J’ai plaidé sa cause, obtenu de lui des excuses, et de ma direction, un peu d’indulgence. En me remerciant, il a lâché : « Je maudis la prison, putain d’Israël ! » Cela n’avait aucun lien avec la situation, c’était juste un réflexe. “Israël” et ‘ “putain” dans le même enchaînement de jurons. Cela aurait pu sembler anecdotique, mais j’en ris jaune.

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Tous ces jeunes, je les croise chaque jour. Je me bats pour qu’ils s’en sortent, qu’ils aient une chance dans la vie. C’est mon travail, que j’aime profondément. Et pourtant, je ressens une angoisse sourde, car je ne sais pas ce qu’ils pensent, une fois sortis de ma salle. Et cette peur me saisit encore davantage à l’idée d’écrire ces lignes. Car je sais que certains dans mon entourage ne comprendront pas. Ce coming out pourrait mettre fin à quelques relations auxquelles je tiens.

Je me rends régulièrement en Israël, où vit une partie de ma famille, depuis plus de cent ans. Ce pays, longtemps, m’a semblé plus sûr que certains quartiers de Bruxelles. Mais le 7 octobre 2023, cette certitude a vacillé. Abonnée à des canaux Telegram, j’ai reçu en direct les premières images du massacre : des jeunes courant dans un champ, mitraillés à bout portant, des voitures s’approchant des villages, des familles arrachées de chez elles et exécutées, un enfant enfermé dans une cage, traîné à travers une foule en délire, implorant sa mère, « Ima ! » Tout cela accompagné de commentaires triomphants, d’émoticônes joyeux. Je ne retrouve plus ces vidéos aujourd’hui, peut-être, ont-elles été supprimées. Mais elles hantent ma mémoire.

Comment peut-on, en toute bonne foi, qualifier ces actes de simples « protestations » contre la colonisation israélienne ? Lorsque Israël a riposté — je pense qu’il n’avait pas d’autre choix, bien que je ne souhaiterais pas être à la place des dirigeants israéliens — une immense vague d’indignation s’est abattue sur lui. Des centaines de soldats israéliens sont tombés depuis, parmi eux, les enfants de mes amis. Et je me demande : pourquoi l’intention de tuer, la préméditation des actes, le plaisir d’humilier, de filmer, d’envoyer ces images aux proches des victimes et, en jubilant, à sa famille, telle une carte postale de vacances, ne pèsent-ils pas dans l’évaluation morale de ces événements ? Dans n’importe quel procès, la cruauté aggrave la peine. Sauf, semble-t-il, lorsque la victime est israélienne.

Je ne veux pas ici opposer les douleurs ni répéter les arguments des uns ou des autres. Je sais que les vies civiles perdues à Gaza comptent tout autant. Et, mathématiquement, elles sont aujourd’hui bien plus nombreuses. Mais pourquoi n’entend-on jamais la voix de ces Gazaouis qui ne veulent plus de la férule du Hamas qui les retient de force et qui sont fatigués de détester Israël ? Pourquoi ne relaie-t-on pas les témoignages d’autres Gazaouis, qui affirment, eux, parfois fièrement, que tuer un Israélien est un acte glorieux et qu’il n’y a pas de plus grand honneur que de mourir pour cela ? Certaines mères disent même mettre leurs enfants au monde pour qu’ils deviennent des martyrs. Ces vidéos, ces déclarations sont disponibles, libres de droit, diffusées publiquement sur les réseaux MEMRI, notamment.

Pourquoi ne diffuse-t-on pas les récits des légistes israéliens qui ont dû reconstituer les corps, fragment par fragment, après le massacre du 7 octobre ? On dit souvent que ces images sont trop insoutenables pour la sensibilité européenne. Pourtant, les corps des victimes gazaouies sont régulièrement montrés, et parfois en boucle. Pourquoi ne montre-t-on pas, avec la même insistance, le visage de Tzeela Guez, enceinte, tuée avec son enfant arraché de son ventre et mort à ses côtés ? À l’ère de l’image omniprésente, de la viralité instantanée, il est difficile de défendre Israël sans ces preuves visuelles. Parce que les mots seuls ne suffisent plus.

Aujourd’hui, sur les mêmes fils d’actualité, je vois défiler des photos de Juifs assassinés à Auschwitz et celles des Israéliens tués le 7 octobre. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, j’ai passé beaucoup de temps à consulter les photos d’archives des millions de Juifs assassinés pendant la Shoah. Je m’attarde souvent sur leurs regards, figés quelques instants avant la mort. En scrutant leurs yeux, je ressens une peur qui résonne avec celle que j’ai connue en URSS, face aux humiliations et discriminations, mais aussi avec celle que je ressens aujourd’hui. Une peur constante, depuis que mes proches vivent en Israël, un pays soumis à des attaques répétées, venant tant de l’extérieur que de l’intérieur. Et cette peur s’est intensifiée, surtout depuis le 7 octobre 2023 — bien que les signes étaient déjà présents bien avant — ici même, en Belgique, où je vis depuis trente ans. Ce pourrait être en France aussi, où vit l’un de mes fils, et où les actes antisémites se multiplient.

Quatre-vingts ans séparent Auschwitz du 7 octobre, mais la haine, elle, semble intacte. En réalité, elle est bien plus ancienne que ces quatre-vingts ans. Elle est profondément enracinée dans l’histoire européenne — je doute que les Sioux, par exemple, aient jamais détesté les Juifs. En Europe, cette haine est comme banalisée, intégrée, presque attendue. Certes, la Shoah demeure un sujet sensible. Mais on en parle de moins en moins. Les témoins disparaissent. Les livres ne se lisent plus. Et Internet est un océan mouvant où tout se contredit, où seuls ceux qui savent et veulent chercher trouvent la vérité. L’ignorance, elle, continue d’alimenter la haine.

Les informations sur le 7 octobre sont livrées avec une prudence extrême. Rien de comparable avec les images des cadavres d’Auschwitz, montrés sans détour : montagnes de corps, piles de chaussures, cheveux, lunettes…. Aujourd’hui, on évite la crudité, on se veut pudique. Mais à quel prix ? Si l’on ne montre pas ce qui s’est passé — os par os, centimètre par centimètre, mot par mot — on finit par effacer l’événement. On ne parle pas des bébés éventrés, des personnes brûlées vives, des viols collectifs, des tortures gratuites. Et pourtant, au commencement était le Verbe. Et si l’on ne nomme pas le génocide du 7 octobre pour ce qu’il est, alors, il sera nié, ignoré, enseveli sans que l’on puisse en tirer la moindre leçon. C’est, du moins, ma conviction.

Un autre sentiment me dérange, pas uniquement depuis le 7 octobre, mais depuis les intifada, et surtout depuis presque deux ans — un laps de temps déjà effrayant en soi. En arrivant en Belgique, j’avais été frappée par l’intensité des festivités populaires. Les gens semblaient y participer avec sincérité, pas comme en URSS où les manifestations étaient dictées par l’obligation et récompensées par des jours de congé. Ici, il y a de véritables fêtes : festivals folkloriques, événements musicaux. Ce qui m’avait le plus frappée, c’est que l’alcool ne menait pas nécessairement à la violence, comme en Russie. Cela m’avait semblé la preuve que l’on ne portait pas ici la haine dans son cœur, que l’amour du prochain n’était pas qu’une parabole, mais une réalité.

Je me souviens aussi de mes enfants, joyeux, boueux, revenant de Dour, du Pukkelpop ou des Ardentes, avec des souvenirs plein la tête. Lorsque j’ai vu les images du festival Nova, ces jeunes courant sous les balles du Hamas, j’ai immédiatement pensé à mes fils. Cette horreur m’a frappée comme la fin d’une époque. L’insouciance s’était brisée. Depuis, une petite voix me murmure que je n’ai plus le droit de festoyer, plus le droit de communier avec des foules en liesse. Par respect. Et en même temps, une autre voix me dit que céder, c’est laisser gagner l’ennemi, c’est se laisser voler sa joie de vivre.

Je suis allée, tout récemment, au concert de fin de stage musical de l’un de mes fils. Un instant suspendu, comme dans un monde parallèle, sans violence, sans haine. Autrefois, ce monde me paraissait être la réalité. Aujourd’hui, il me semble fragile, presque illégitime. Pourtant, je m’accroche à ce droit fondamental : écouter de la musique, rire avec des amis, sentir un peu de légèreté. C’est devenu un acte de résistance.

Et puis, la réalité revient. Je replonge dans les regards des disparus du 7 octobre, dans les photos des soldats morts depuis le début de cette guerre. Ils sont beaux, ces visages, lumineux, bien cadrés. Rien à voir avec les clichés ternes des déportés d’Auschwitz. Je me remets à feuilleter les médias et j’ai le vertige. Ma sœur, en Israël, m’a dit un jour : « On a parfois l’impression de s’être trompé de planète. » Moi, je dirais qu’on est dans un train dont le conducteur n’a ni permis, ni tableau de bord en état de marche. Ce sentiment s’est aggravé après le 7 octobre, et face à la manière dont le monde entier — d’un côté comme de l’autre — a réagi.

Qui suis-je pour en parler ? Une mère, d’abord. Une mère d’adolescent qui vit le conflit de Gaza comme une tragédie intime, et qui n’a pas vu ses proches depuis deux ans. Je lui ai conseillé de ne pas trop évoquer le sujet à l’école. J’ai aussi deux enfants adultes, qui portent en eux la complexité de mes origines et celle du monde qu’ils vont devoir affronter lorsque je ne serai plus là pour en discuter avec eux. Je suis une Belge, avec des racines multiples, qui consulte plus souvent les médias israéliens que les actualités locales. Pour être honnête, l’actualité belge passe même après celle de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, mais c’est un autre débat.

Je suis aussi une femme qui n’ose pas porter son Magen David à Bruxelles. C’est lâche, je le sais. Mais je crains les réactions — ou plutôt, je les connais déjà.   Je suis celle qui entend les voix discordantes de ses proches en Israël. Ma sœur, psychologue, a accueilli les premiers survivants des kibboutzim attaqués le 7 octobre. Elle travaille avec les adolescents, écoute leurs récits, tente de panser leurs plaies. Mon père, habitué à la discipline soviétique, file dans l’abri antiaérien dès qu’il entend les sirènes. Nous nous sommes dit, lui et moi, que nous étions heureux que ma mère ne soit plus là pour voir tout cela. Pour elle, Israël était la Terre de ses ancêtres. Elle en aimait chaque pierre, chaque centimètre. Elle admirait ses habitants, qu’elle trouvait généreux, parfois envahissants, mais profondément chaleureux.

Je suis, en quelque sorte, l’héritière de deux lignées : celle des Juifs d’Europe assassinés pour ce qu’ils étaient, et celle des Juifs qui avaient contribué à la création de l’État d’Israël pour ne plus jamais avoir à mourir ainsi. Je suis aussi une personne en quête d’identité depuis plusieurs décennies.

Aujourd’hui, j’ai l’impression de replonger dans l’univers du non-dit. Ce n’est pas que les gens ignorent que j’ai de la famille en Israël, ni qu’ils ne devinent ma position dans ce conflit. Beaucoup le savent, certains me soutiennent sans doute. Mais c’est un sujet tabou. On évite d’en parler, par souci de bienséance. Cela me rappelle rageusement l’URSS, où l’on savait bien qui était juif, mais où il ne fallait jamais en parler. Il valait mieux ne pas l’être. Ou, à défaut, ne pas le montrer. Et si l’on devait le montrer, il fallait s’efforcer d’être irréprochable. La boucle semble bouclée.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.