Le 7 octobre, la Belgique et moi #29

Mon 7 octobre

Emmanuelle Danblon

21 octobre 2025

7 octobre 2023, je viens d’apprendre par les ondes le massacre collectif en cours. Je fais un malaise vagal. Je me réveille sur le carreau de la cuisine. Je suis passée par un vortex, une spirale de l’espace-temps. Les cellules héritées de ma lignée maternelle m’ont projetée vers le pogrom de Kichinev, en 1905, et je vois à travers les yeux de la petite fille de huit ans qu’était ma grand-mère, un chaos sordide, une violence sidérante, une scène parfaitement inadaptée aux yeux d’une enfant. La mort dans les yeux. Je me réveille endolorie, ma tempe me fait mal, elle a durement cogné le sol. Je n’en parle pas à mon entourage. Du moins pas tout de suite. Ne pas témoigner pour ne pas attirer l’attention. Ne pas se faire remarquer. Se cacher, se taire, ne pas la ramener. Ça je connais. Mais ça ne marche pas. Je me souviens d’une conversation à la table familiale. C’étaient surtout les soirs de Noël qu’il fallait se terrer, ne pas la ramener. Parce que dehors, c’était l’occasion en or pour les pogroms, à Kichinev. Avec la haine comme carburant, ils organisaient la grande fête nihiliste. Drôle de fête archaïque, racontée de génération en génération, entre mythe et histoire d’un autre temps… Mais qui a cru au « plus jamais ça » ? Encore eût-il fallu le raconter, le « ça ». Plutôt que de le cacher pudiquement sous un démonstratif qui n’était qu’une bombe à retardement. Rapidement, tout le monde a voulu avoir son propre « ça ».

Après la sidération, presque simultanément, les projections arrivent. L’objet du délit fait l’objet du déni. Que s’est-il passé ? Trois fois rien. Ou alors, ils l’ont provoqué, ou alors ils l’ont organisé, en tout cas, ils l’ont bien mérité. Une partie de mon environnement est perturbé dans sa vision du monde. Les condamnations se font du bout des lèvres. Une empathie de façade. Un moment de flottement s’installe. Puis vient la riposte, brutale, dévastatrice. Où sont les victimes expiatoires, finalement ? De quel côté sont-elles ? Qui défendre ou condamner ? La zone grise se redessine en un clair-obscur sordide. Cet événement collectif est un événement historique : il nous précipite au cœur du vortex. Là, dans cette spirale infernale, au cœur de l’espace-temps, il nous révèle, publiquement, que quelque chose s’est grippé, entre mythe et histoire. Le monde est incapable d’intégrer l’événement : de l’attester, d’en rendre compte. La cacophonie des réseaux s’emballe, les campus sont pris en otage. Certains hurlent, d’autres rasent les murs. La haine, archaïque, intacte, hurle sa revanche. La grande fête nihiliste a repris. La voix de la paix est muette.

La roue du vortex se dérouille et le monde cède à une terrible tentation : il pourrait enfin se débarrasser du poids d’une culpabilité collective qui avait atteint son climax, 80 ans auparavant, au moment où l’enfant, témoin du pogrom de Kichinev, devenue la mère de deux enfants à son tour, fut déportée dans l’un des nombreux convois de la mort, laissant deux orphelines. L’une d’elles était ma mère. Mais sur ça non plus, je n’en témoigne pas. Du moins pas publiquement. Je sais que ça fatigue. On trouve ça péniblement larmoyant, à la fin. Je garde pour moi et mes nombreuses séances de psy l’effet que ça fait de porter l’âme de l’enfant effarée devenue la femme déportée : ma grand-mère. Je sais, je sens, que si le récit de cette enfant ne devient pas notre récit commun, aucun monde commun ne sera plus possible. Et j’ai le sentiment oppressant, archaïque, qu’il est déjà trop tard. Alors je me tais. Nous n’avons pas su comment représenter la violence collective. Pas faute d’avoir témoigné. Trop témoigné. Mal témoigné.

Le 7 octobre, pourtant, le vortex a failli s’arrêter. Mais le retour de manivelle a été si violent que le monde s’est rassuré : ouf, on voit à nouveau où sont les coupables essentiels, ceux par qui le mal arrive. On me fait remarquer, ironiquement : « Vous avez le soutien de Trump » (ah, ce « vous » !). Pour la première fois de ma vie, j’ai eu honte d’être juive. Je ne connaissais pas la honte. Je connaissais bien la culpabilité : la vraie, l’ancestrale, l’essentielle : essentiellement chimérique. Je ne comprenais pas la honte des Juifs qui avaient tenté de rationaliser leurs souffrances en cherchant, loyalement, ce qu’ils avaient fait au monde. Je portais le plus vaillamment possible sur mes frêles épaules l’âme de ma grand-mère assassinée. Mais là, j’ai eu honte de la violence collective assénée en retour de la violence reçue. Honte d’être assignée à la fonction de bourreau. C’était troublant. Mon cousin disait : « Après ce que le monde nous a fait, nous, les Juifs, nous n’avons pas le droit d’être violents ». Et je pense comme lui. Et je tourne en rond dans ma tête. Parler, témoigner, prendre position, rectifier. Mais auprès de qui et pourquoi ? Rapidement, la machine conspi s’emballe. Ça aussi je connais. Les rouages sont plus complexes qu’il n’y paraît. Mais ce que je sais, pour l’avoir vécu et expérimenté, c’est que son carburant est toujours la projection. Comment nos histoires individuelles viennent-elles rejouer notre histoire collective ? Nous, les Juifs, sommes d’abord les objets du délit et simultanément les objets du déni. A qui profite le crime ?

J’ai l’intime conviction que refuser le grand théâtre de la projection ne peut se faire qu’ensemble, sur la reconnaissance des faits, de tous les faits. Or il n’y a plus de « faits » à proprement parler. Nous avons accompli cette prouesse, au cœur de la Modernité essoufflée. Reste la grande fête nihiliste qui vient s’encanailler sur les réseaux, sur les campus, dans les rues. Elle vient souffler sur les braises de nos blessures orphelines avec son vieux soufflet vermoulu. Et ça marche : « Viens, on va jouer à victimes et bourreaux : tu faisais le bourreau, je faisais la victime. » Refuser cette mise en scène grotesque et témoigner malgré tout, pour quoi faire ? Encore une fois, nous avons trop témoigné. Nous avons mal témoigné. Et voilà qu’aujourd’hui l’espoir d’une paix impossible redevient possible. En tout cas, une trêve. Mais cette fois, il faudra s’emparer de l’espoir ensemble. Témoigner, ensemble, contre l’idolâtrie : contre la bêtise, contre la haine. Réinventer le chœur au cœur des ténèbres. Rallumer les lucioles : rendre l’impossible possible, nous n’avons pas d’autre choix.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.