Le 7 octobre, la Belgique et moi #30

Vous êtes Juive, Madame Jacoby ?

Catherine Bodson

27 octobre 2025

J’ai commencé petit dans l’activisme.
En 2021, j’ai mené mon premier combat : libérer les trottoirs d’Ixelles des trottinettes sauvages. Mon mari m’a vite rejointe dans mes rondes nocturnes — chien oblige — avec un objectif clair : 50 trottinettes neutralisées par jour.
Des courriers à la commune, des signalements à Fix My Street… une par une, et parfois, en pyramide.
Un entraînement idéal pour les batailles à venir, mais je ne le savais pas encore.

Et puis…le 7 octobre 2023.

Un samedi matin comme les autres, réveil à l’ancienne, la radio qui grésille, et soudain, plus rien ne bouge.
Nous sommes restés figés, blottis, incrédules, deux statues de sel sous la couette. Pas un mot.
J’ai pris mon téléphone, j’ai cherché, j’ai déroulé l’horreur.
Je me suis levée comme une automate, glacée. La télé, les images, le chaos.

« Pétrifiée » est un mot trop doux. 

J’étais une pierre. Une pierre qui regardait brûler le monde. Une pierre qui pleure sans discontinuer.

Ce jour-là, je suis devenue juive.
Pas par foi, mais par lucidité.
Parce qu’en ouvrant les yeux sur l’horreur, j’ai aussi vu la lumière : celle du courage, de la solidarité, de l’amour têtu qui ne lâche jamais les siens.
J’ai vu des visages épuisés, mais debout. Et j’ai su que je ne pourrais plus détourner le regard.

Le 7 octobre a aussi réveillé des fantômes familiaux.
Je viens d’une lignée où la peur se transmet mieux que les recettes.
« Et s’ils reviennent ? » — une phrase transmise de génération en génération comme une prière inversée.

Les Jacoby, convertis au catholicisme au XIXe siècle, avaient troqué la kippa contre le goupillon pour sauver leur peau.
« La vie vaut bien une messe », devait penser la famille de ma mère, obsédée par nos certificats de baptême.


À 15 ans, j’ai demandé à arrêter « la singerie ». Elle a accepté, rassurée : j’étais désormais à l’abri.
Si jamais ILS revenaient.

Après le 7 octobre, je me suis fait débaptiser.

Ma mère, elle, a passé sa vie à répondre « Pas du tout ! » quand on lui demandait si elle était juive.
Elle trimballait son certificat de baptême comme d’autres portent une amulette.
De la Belgique au Liban, de la Syrie à l’Iran, de 1939 à 1959 : toujours prête à le dégainer.

Quand j’ai voulu appeler mon fils Samuel, elle a pâli.
« Et s’ils reviennent ? » encore et toujours.

Alors non, je ne suis pas juive.
Mais grâce à vous, la Communauté avec un grand C et un grand F (comme Famille), j’ai cessé d’avoir peur.

Le 8 octobre, les premiers « oui mais » ont commencé à tomber, comme une pluie froide :
« Oui mais Israël… »
« C’est un sujet clivant… »
« C’est polarisé »
« Je ne veux pas m’en mêler… »
Et hop, j’ai supprimé mes premiers contacts. C’est fou comme on fait vite de la place dans son répertoire.

Le 12 octobre, à la Bourse, un homme particulièrement agité m’a hurlé « Cassez-vous les juifs ! » dans les oreilles.
J’ai fait un salto arrière de surprise — la gymnastique du déni — avant de fuir, la rage au ventre.
Ma vigilance s’est rallumée d’un coup : des yeux dans le dos, comme jadis.

J’ai compris que ma colère — que je prenais pour un défaut — était en réalité ma boussole.
J’ai appris à la canaliser, à l’apprivoiser, à la transformer en action.
Et c’est ainsi qu’un jour, sans l’avoir vu venir, j’ai aidé à financer des gilets pare-balles pour des jeunes sortis de l’école, qui partaient au combat pour défendre leur pays.  Comme mon grand-père dans les tranchées en 14-18.
Moi, la chasseuse de trottinettes.

On dit que dans toute épreuve, il y a un cadeau.
Le mien, c’est vous.
La Communauté juive, avec sa tendresse et son courage indéfectibles.

Un dimanche de 2024, les marcheurs sont passés devant la boulangerie Matinal.
Évidemment, on a applaudi. Et puis on les a rejoints, Happy (le chien), Alain et moi, au milieu de tous… ces juifs.
Et là, j’ai eu la phrase qui tue : « Je ne suis pas juive mais… ».
Bordel, encore cette justification !
À croire qu’il y a un petit rabbin dans ma tête qui coche les cases.

Pas à pas, j’ai compris que la confiance se construit.
Entrer par petits groupes, présenter sa carte d’identité, passer deux portes blindées, dire qui m’a invitée, expliquer pourquoi je suis là.
Chaque fois, j’ai observé la chaleur des étreintes.

J’ai découvert un monde discret, pudique, drôle, incroyablement vivant.
Des gens qui avancent sous protection maximale mais le cœur ouvert.
Des t-shirts « Bring them home » cachés sous une veste, mais des voix puissantes quand il faut chanter, comme celle de Léon.
Des regards bienveillants même et surtout quand la peur rôde.

J’ai aussi entendu la haine. Les insultes.
Et j’ai vu la dignité en face.
Nous avons collé des stickers, corrigé les graffitis, repeint la haine.
Plus galvanisant que les trottinettes : l’activisme utile.

J’ai découvert la grande confusion sémantique de notre époque : pour être antiraciste, il faudrait désormais être contre les Juifs.
Un Juif serait forcément israélien, forcément pro-Netanyahou, forcément trop ceci, pas assez cela.
Et moi, quand je dis « bien sûr que je suis sioniste », on m’accuse de soutenir un génocide.
Mon répertoire a encore maigri.
Mais mon cœur, lui, s’est agrandi.

Marcher, ce n’était que le début.
J’ai voulu comprendre, lire, analyser, même le pire.
J’ai lu le rapport du Projet Dinah, sur les agressions sexuelles, les viols de masse, les mutilations… dix jours d’apnée et de larmes.
J’ai compris qu’il n’y avait rien à comprendre : la haine est un puits sans fond.

Alors j’ai repris la plume.
J’ai rangé le livre sur ma mère, trop lourd pour l’instant, et j’ai écrit pour la mémoire, pour l’amour, pour vous.

Il y a longtemps, j’ai quitté ma mère en disant :
« Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin. »
Aujourd’hui, après vous avoir vus à l’œuvre, je peux dire :
Tout le monde n’a pas la chance d’être Juif.

Parce que j’y ai trouvé ce qu’on cherche toute une vie : de l’humanité, de la fidélité, de l’humour, de la solidarité et cette obstination magnifique à croire encore à la lumière, même dans la nuit.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.