Christophe Sente (politiste, ULB)
Le 7 octobre, la Belgique et moi #23
Fragment d’ego-histoire
14 juillet 2025
Le 7 octobre ne sera pas qu’une date, figée sur une ligne du temps. Ni pour moi, ni pour bien d’autres que ce sept accompagne désormais. D’abord, en raison de l’horreur du film des événements, enregistré par des caméras de sécurité comme par les tueurs du Hamas. Horreur pure qui n’avait pas besoin d’images nouvelles mais ressuscite ce que je pouvais penser jusqu’alors, ou espérer, figé sur les photographies, en noir et blanc, des lendemains de la défaite nazie. Ce “sept du dix” m’accompagne aussi pour d’autres raisons, qui tiennent aux torsions et contorsions actuelles des lignes du politique en Europe, dont l’observation reste l’une de mes passions. Mais aurais-je pu imaginer qu’un j our des membres d’une famille politique avec laquelle j’ai entretenu un lien étroit depuis mon enfance dirigent l’accusation de génocide contre un gouvernement dont un but de guerre est la libération des survivants d’un pogrom ?
Plutôt que d’explorer les débris de l’axe gauche-droite, je préfère me détourner des écrans et revenir à la source des livres. J’y retrouve la distinction opérée par Paul Ricoeur entre mémoire et histoire, et surtout son insistance sur le phénomène de l’oubli. Cette distinction m’a paru longtemps académique, juste utile en notes de bas de page. So chic. Not anymore. Ce retour à Ricoeur, moins lu qu’il y a quelques années, est utile. Car dans le discours qui s’élabore en Europe comme en Amérique, notamment sur quelques campus, le 11 septembre et le 7 octobre n’ont étrangement pas le même statut, alors que les attaques sanglantes perpétrées à ces dates contre deux grandes démocraties libérales ont une origine idéologique comparable, par-delà les distinctions subtiles entre la variété des formes de l’islamisme politique radical. Rappelons simplement ici que, pour Ricoeur, la mémoire est affective, un souvenir collectif éventuellement identitaire, tandis que l’histoire est un objet froid, objet d’analyses et de discussions. Le 11 septembre est désormais dans la mémoire partagée des Américains comme des Européens. Au nom de la sécurité collective, il a même justifié l’adoption de législations d’exception comme des opérations militaires, pourtant parfois hasardeuses, sans que les partis politiques utilisent les unes ou les autres comme thèmes d’un débat permettant de polariser les positions. Il ne peut être exclu que cette mémoire même du 11 septembre s’effrite, mais au moins a-t-elle existé, a-t-elle été consensuelle, si ce n’est dans quelques milieux complotistes.
Au contraire, et “au scandale” ai-je envie d’écrire, le 7 octobre reste l’objet d’une “critique historique”. La souffrance de personnes tuées, violées en même temps que filmées, est disséquée. Ma nausée monte. La légitimité d’une “résistance” est envisagée. Même lorsque celle-ci utilise des hôpitaux et, plus généralement, la population civile comme boucliers. Ma nausée monte encore. L’expression “citoyenne” de ce questionnement “critique” rassemble des foules à Bruxelles comme à Rome. Nausée toujours. Une vague “rouge”, paraît-il. J’éteins la télévision. J’écarte un téléphone branché sur les réseaux sociaux et les expressions contemporaines de la haine. D’un côté, le vieil antisémitisme qui colle aux basques de l’Europe. De l’autre, et selon l’expression de Freud, le “narcissisme des petites différences” d’Européens, souvent jeunes, qui pensent sauver l’humanité de ses tensions en adoptant une posture morale. Ils chantent “From the River to the Sea” sans nécessairement comprendre la portée de ces paroles. Ils se promènent sous le soleil d’un dimanche. Ils voient dans la guerre une affaire d’éthique et non le résultat dramatique de l’échec de la politique. Ils n’ont lu ni Thucydide, ni Thomas d’Aquin, ni Hobbes, ni tant d’autres. Ils ont à peine entendu parler de la dynamique pacifique des accords d’Abraham et de ce que celle-ci doit aux États arabes, aux USA et à Israël.
J’ai une sympathie assumée pour Israël, parce qu’il s’agit d’une démocratie. Cette sympathie ne s’étend pas à ses gouvernants actuels, ni aux colons implantés en Cisjordanie. Elle n’excuse pas la stratégie d’affaiblissement de la Haute Autorité palestinienne par Benjamin Netanyahu, ni tous les actes de soldats de Tsahal à Gaza. Cette sympathie ne m’a pas non plus empêché de ne voir, longtemps et peut-être à tort, dans le conflit “israélo-palestinien” que l’affrontement entre deux nationalismes. Né en 1969, j’étais trop jeune pour que les 5 et 6 septembre 1972 m’aient marqué. Disons que je balançais entre Shimon Peres et l’Arafat des dernières années. Je lisais les éditoriaux de Jean Daniel dans le Nouvel Observateur, avant d’espérer la mise en œuvre des Accords d’Oslo par des ennemis, enfin réconciliés. Une posture alors très commune, notamment à gauche. Ce temps des hésitations est révolu. Aujourd’hui sont en présence, d’une part un projet totalitaire et religieux auquel le monde arabe ne doit pas être réduit, et d’autre part une démocratie israélienne dont la préservation de la laïcité est aussi un enjeu.
Si l’Europe n’incorpore pas dans sa mémoire le 7 octobre et fait preuve de ce que Ricoeur appelait une “amnésie commandée”, en d’autres termes un cynisme électoral médiocre, ce n’est pas qu’elle n’ira nulle part. Elle ira n’importe où, au risque du pire. Encore.
Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.



