Le 7 octobre, la Belgique et moi #6
Le silence et l’abandon. Le silence de l’abandon.
Viviane Teitelbaum
11 mars 2025
Le samedi 7 octobre c’est d’abord l’incompréhension. Deux jours plus tôt j’étais en Israël, marchant, avec des femmes israéliennes et palestiniennes, pour la paix. Nous étions dans le dialogue, dans la conviction que les femmes avaient un rôle à jouer. Nous étions optimistes et combatives.
Je suis invitée par l’une d’elles à descendre au kibboutz Beeri ce week-end-là, pour me montrer leur travail avec les femmes et les enfants à Gaza. Je ne peux pas l’accompagner pour le week-end du 7 octobre, mais je reviendrai, c’est promis.
Celle qui voulait être mon hôte a été brûlée vive…
A l’incompréhension des premiers moments suit la sidération de l’horreur. Les meurtres, les corps souillés, les femmes violées, les familles brûlées, les personnes décapitées, tuées à bout portant. Hommes, femmes, adolescent(e)s, personnes âgées, enfants et bébés massacrés ou pris otage. Les bourreaux filment leurs crimes, leur jouissance de cette barbarie doit être partagée, le monde doit en prendre connaissance.
A la sidération suit l’abandon. Le silence et l’abandon. Le silence de l’abandon.
J’en suis persuadée l’horreur va susciter la réprobation, l’indignation et la solidarité. L’irruption de ce passé fait de pogromes, – que m’ont raconté mes grands-parents, ma mère ou les centaines de témoins que j’ai interviewés- dans notre présent ne peut qu’émouvoir et provoquer de l’empathie. Je ne suis pas seule. Nous ne sommes plus seuls.
Pourtant.
Pourtant, le silence est assourdissant.
De la part de la plupart des associations féministes d’abord. Ce silence m’a meurtrie et m’habite encore.
Des femmes et des filles ont été violées. Des femmes ont été exhibées nues. Elles ont été violées au point de fracturer leur bassin. Leurs cadavres ont été violés également. Leurs organes génitaux abîmés. Ils ont uriné sur leurs dépouilles. Certaines ont été décapitées, d’autres démembrées et brûlées. D’autres encore ont été prises en otages. Tout cela a été filmé et pris en photo pour susciter la terreur parce que les femmes et les enfants sont les symboles de notre humanité.
Et donc dès la première réunion féministe i à laquelle j’assiste après le 7 octobre, quelques semaines plus tard, j’attends avec fébrilité le soutien des féministes avec qui je partage des combats depuis tant d’années… Avec moi elle dénonceront ce féminicide qui s’est déroulé devant nos yeux et condamneront les terroristes du Hamas.
Mais je ne comprends rien de ce qui se dit autour de moi. Des discussions sans fin sur un texte en solidarité que je soumets. Féministe parmi les féministes, pourquoi dois-je demander et convaincre qu’un violeur est un violeur, qu’elle que soit la victime , et quel que soit le contexte ? Ce n’est jamais le cas. Pourquoi dois-je rappeler que le viol n’est jamais de la résistance ? Pourquoi dois-je demander d’inclure chaque femme, sans distinction, dans la lutte contre les violences ? D’habitude elles disent : « Violeur on te voit, victime on te croit ». Mais là, non.
Leur silence est un vacarme. Je veux sortir, je veux pleurer, mais je continue de me battre. Elles sont pour l’intersectionnalité des luttes, donc forcément elles vont m’écouter, elles vont donner la parole aux concernées, cela fait des années qu’elles l’affirment : la parole ne peut être exprimée que par celles qui vivent la discrimination, alors pourquoi ne suis-je pas entendue ? Pourquoi ce narratif est-il exclu ?
Et pourquoi suis-je contente quand je lis quelques semaines plus tard : #metoo sauf si tu es juive ? Parce que je ne suis pas seule avec ce ressenti.
Mais le silence est mortel, comme celui dans les tunnels du Hamas où je me trouve toutes les nuits avec les femmes otages.
Je veux crier ma rage. Car ce silence mortel a plané et plane toujours au sein du mouvement féministe. Pourtant chaque femme, chaque vie de femme est précieuse, sans distinction. Non ? Non. Manifestement non.
Croyez-moi, ce n’était ni de l’indifférence, ni un manque d’informations. C’était un renoncement. Un abandon. Depuis fin octobre 2023 elles me demandent : et le génocide à Gaza tu n’en parles pas ? Ben, non il n’y a pas de génocide à Gaza…La guerre, oui bien sûr la guerre il faut qu’elle cesse et les enquêtes internationales suivront. Mais elles parlent encore de génocide…
Le 7 octobre était donc une désillusion incommensurable pour moi, pour les féministes juives à travers le monde et chez nous ici. Mais aussi une fracture due à l’antisémitisme désormais exprimé sans honte. Pour être inclues, il faut être juive tout en exprimant un antisionisme radical, condamner Israël, et le « génocide qu’il commet », remettre en question jusqu’à son existence, alors il n’y a pas de problème. Mais simplement soutenir l’existence de l’État d’Israël, qu’on soit critique ou non de sa politique vous met au banc des féministes, des politiques (heureusement pas de mon parti, le Mouvement Réformateur), des associations qui défendent les droits humains. On en est là.
Un abandon qui est une fracture.
Et puis viennent les marches et les manifestations contre les violences faites aux femmes et pour les droits des femmes.
En novembre déjà, nous étions quelques-unes, avec mon amie Sylvie Lausberg, à porter les visages de ces femmes otages des terroristes. Et témoins que pas un mot n’a été dit pour marquer cette violence à leur égard, alors que le 25 novembre c’est la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, ou devrais-je dire les violences faites à certaines femmes. En mars, lors de la manifestation pour les droits des femmes, avec d’autres femmes, nous demandions à ce que le féminisme inclue toutes les femmes y compris les femmes juives. Nous dénoncions ce silence, qui me rongeait de l’intérieur, tous les jours un peu plus. Et nous avons été attaquées par des hommes, puis intimidées, par des femmes et des hommes, jusqu’à devoir quitter le cortège. Nous avons porté plainte…
Le 8 mars c’était la double peine. Non seulement nous ne pouvions pas nous exprimer sur ce qui s’est passé le 7 octobre, non seulement nous ne pouvions pas demander le retour des otages dont 19 jeunes femmes étaient encore aux mains des terroristes, mais en plus en tant que juives nous avons été mises au ban du féminisme belge mainstream.
Il n’y a plus pour nous ni sororité, ni solidarité.
En effet, l’expression publique des associations féministes, des droits humains, de la presse, et d’une grande partie des politiques, manquait cruellement d’empathie à l’égard des victimes juives, israéliennes, qu’elles aient été victimes de féminicide, qu’elles aient été otages, revenues de captivité, ou décédées.
Cet abandon-là, je n’y étais pas préparée. Je l’avoue. Au contraire.
Toute mon éducation, toute ma vie professionnelle et militante m’ont portée à croire qu’au contraire, si un jour le pire devait se reproduire, comme cette séquence génocidaire du 7 octobre, le monde serait-là, pour dénoncer les crimes.
Au contraire des pogromes qui ont précédés et suivis la Shoah, au contraire de la Shoah, il n’y aurait plus d’abandon. La Mémoire ferait échec à l’indifférence, à la distanciation, à ces biais cognitifs qui empêchent de voir et de comprendre.
Pourtant une fois encore nous sommes seules, seuls.
Je me sens seule parmi les féministes, seule face à la justice, seule face à ces manifestations et ces politiques qui scandent la fin de l’État d’Israël : « from the River to the sea ». Seule face aux affiches des otages arrachées, seule face aux insultes et aux menaces.
Bien sûr je reçois des messages de soutien individuels – même parmi les féministes- qui permettent de continuer, avec courage. Bien sûr certains collègues libéraux sont là, soutenant et m’encourageant. Et mes ami(e)s, évidemment. Et je vous mentirais si je vous disais que l’antisémitisme, l’antisionisme, l’assignation à résidence identitaire ou encore la disqualification de ma parole datent du 7 octobre. Non, cela fait des décennies. Grâce à ceux et celles à mes côtés, je continue.
Mais l’abandon suite au 7 octobre s’est insinué dans la tête de la petite fille que j’étais et à qui la maman, enfant cachée ayant survécu à la Shoah, a appris les prières catholiques sans lui expliquer pourquoi. Le silence du 7 octobre s’est insinué dans le cerveau de la femme que je suis devenue et qui ressens la trahison du mouvement féministe et de certains partis politiques comme une blessure béante. Le silence et l’abandon s’est insinué dans le cœur brisé de la militante qui, pourtant au lendemain du 7 octobre a décidé de poursuivre son combat contre les injustices et l’antisémitisme, mais différemment.
En co-fondant l’institut Jonathas, car il faut continuer et lutter. En adressant un message à mes enfants et petits-enfants basé sur les mots de Raoul Hillberg : A l’inquisition on nous a dit : vous ne pouvez plus vivre parmi nous en tant que Juifs, les laïcs nous ont dit ensuite vous ne pouvez plus vivre parmi nous, les nazis nous ont dit vous ne pouvez plus vivre. Aujourd’hui on nous dit vous ne pouvez plus vivre (parmi nous) si vous êtes « sionistes ».
Sachez mes enfants, que vous pouvez vivre comme vous le voulez, où vous voulez.
Ce ne sera jamais simple pour vous, mais ne laissez jamais la petite flamme qui brûle en vous s’éteindre.
Au nom de nos disparus, et pour cet avenir que nous rêvons meilleur, ne jamais se taire, ne jamais abandonner. Le 7 octobre, malgré la douleur, a aussi renforcé cela.
Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.