Radio Judaïca : la déontologie journalistique s’aligne sur un apologue du 7 octobre

VIVIANE TEITELBAUM, JOEL KOTEK, MARINA BLITZ

16 juillet 2025

Ce 2 juillet 2025, le Conseil de Déontologie journalistique a émis une décision interpellante à l’encontre de Lise Benkemoun, rédactrice en chef de Radio Judaïca. Le CDJ y retient l’essentiel de la thèse du plaignant, Nordine Saïdi, leader de Bruxelles Panthères, qui a récemment qualifié le massacre du 7 octobre 2023 « d’attaque héroïque ». En 2009, il avait déjà été exclu du MRAX pour des écrits qui « glissaient vers l’antisémitisme et le négationnisme », selon le CA. La même année, il avait refusé de condamner les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New York.

Le voici, en 2015, justifiant implicitement les attentats au couteau contre des cibles sionistes et ce, au nom de la défense des lieux saints de Jérusalem. Et c’est cet homme qui reproche à Radio Judaïca une apologie de la violence.

Dans cet avis 23-34 particulièrement sévère, le CDJ lui donne raison et reproche à Lise Benkemoun d’avoir « violé » trois articles du Code de Déontologie, ainsi que son préambule, pour n’avoir pas « recadré » Georges-Louis Bouchez alors qu’il qualifiait l’attaque des bipeurs du Hezbollah par Israël de « coup de génie ». L’interview avait été diffusée dans la matinale de Radio Judaïca du 23 septembre 2024, moins d’une semaine après les faits.

Le président du MR répondait à une question sur l’instrumentalisation de la guerre au Proche-Orient dans la campagne électorale qui démarrait. Pour illustrer le sujet, Lise Benkemoun avait cité les interventions de la ministre fédérale Petra de Sutter (Groen) et du député Marc Botenga (PTB) qui avaient « directement qualifié cette attaque de terroriste ». En réponse, Georges-Louis Bouchez avait au contraire présenté le procédé comme particulièrement intelligent (un « coup de génie ») et l’avait justifié au nom du droit de se défendre contre des terroristes.

L’allusion au délit
Mais selon le CDJ, la journaliste aurait dû intervenir contre « des manquements à la déontologie journalistique » dans le chef de l’invité, dont le CDJ reconnaît par ailleurs qu’il n’est pas journaliste… Mais aussi pour éviter l’incitation « à la haine ou à la violence » que le conseil a cru détecter dans les propos de M. Bouchez et dont il rappelle qu’elle est « susceptible de constituer un délit ».

À propos de « délit », le 19 juin 2025, le Raad voor de Journalistiek, pendant néerlandophone du CDJ, statuait sur la plume du chroniqueur Herman Brusselmans (Humo) qui évoquait son envie furieuse « d’enfoncer un couteau pointu à travers la gorge de tous les Juifs » qu’il croiserait. Le Raad jugea qu’il n’était « pas question d’une incitation à la discrimination ou au racisme, ni […] d’antisémitisme ».

À l’opposé, le CDJ considère donc possiblement délictueux, que Georges-Louis Bouchez se focalise « sur la prouesse […] technique employée par Israël pour éliminer des membres d’une organisation terroriste », et juge impératif que la journaliste intervienne pour rappeler « par exemple […] que ces attaques avaient visé (sic) militaires et civils de manière indiscriminée, provoquant de nombreuses victimes civiles collatérales. » Soit la thèse de M. Saïdi.

Non seulement, le Conseil accusait Israël d’avoir visé (et non « atteint », par exemple) des civils, mais en plus, il imposait son opinion à la rédaction de Radio Judaïca, refusant au passage au média le droit de le considérer l’événement sous un angle donné — en l’occurrence, celui de l’efficacité militaire dans une guerre contre le terrorisme. Il n’est même pas venu à l’esprit du CDJ de rappeler que c’est le Hezbollah qui a initié la guerre par un an de tirs indiscriminés sur le nord d’Israël !

La confusion entre faits et opinions
Étonnamment, le Code de Déontologie ne définit pas ce qu’il entend par « des faits », mais le CDJ précise dans une décision de février 2019 (c/Air Libre) qu’ils doivent être « étayés par des sources identifiées, fiables et recoupées ». Or, le jour de l’interview, on ne disposait pas de faits permettant de juger du caractère indiscriminé de l’attaque aux bipeurs, qui avait eu lieu moins d’une semaine plus tôt ! On pouvait parfaitement estimer que l’attaque était au contraire très précise. Et le nombre de civils touchés était impossible à estimer.

Ainsi, le 17 septembre, jour de la première attaque, la BBC avait annoncé que « des centaines de combattants du Hezbollah » avaient été blessés par l’explosion de « ‘pagers’ qu’ils utilisent pour communiquer ». Le 19 septembre, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait reconnu que les 4.000 bipeurs et walkies-talkies qui avaient explosé étaient « portés par des membres du Hezbollah ». Et à la date du 20 septembre, l’organisation avait diffusé au moins 37 photos de ses « martyrs jihadistes » en uniforme de combattants, sur les 39 à 40 décès annoncés à ce moment-là — soit un ratio d’au moins 9 décès militaires sur 10, ce qui contredisait d’emblée l’idée d’une attaque indiscriminée. Même si l’on n’avait aucune idée du ratio parmi les blessés… qui n’est d’ailleurs toujours pas clair !

Ainsi, si le Ministre libanais des Affaires étrangères — source belligérante — affirmait, le 26 septembre 2024, que la plupart des victimes étaient des civils, le lendemain, un responsable du Hezbollah cité par Reuters reconnaissait que quelque 1.500 combattants du « parti de Dieu » avaient été mis hors de combat ! L’agence de presse en concluait que l’organisation en était sortie « en état de choc ». En l’absence de faits vérifiables et que l’on pourrait recouper, tout ce qu’on peut émettre relève donc de l’opinion.

Au moment de l’interview, il était non seulement clair que les appareils visés avaient uniquement été distribués à des membres du Hezbollah. Mais aussi que les charges avaient été calculées pour atteindre principalement, et souvent exclusivement l’utilisateur de l’appareil. Deux mois après l’attaque, l’ambassadeur d’Iran, blessé par l’un de ces « pagers », expliquera de plus qu’il n’avait explosé que lorsqu’il avait actionné un bouton en réponse à l’arrivée d’un message. Le CDJ ne peut donc prétendre factuel que l’attaque était indiscriminée et encore moins exiger de la journaliste qu’elle la présente comme telle, a fortiori au moment de l’interview.

Plus inquiétant encore, le CDJ a reproché à Lise Benkemoun d’avoir prononcé les mots « bien sûr » après que le président du MR a affirmé que cette opération redorait le blason des services secrets israéliens entaché par le terrible échec du 7 octobre 2023 — ce qui semble pourtant évident. Mais pas pour le CDJ, qui en conclut qu’à « une reprise au moins, la journaliste fait sienne l’opinion de son invité et opère ainsi une confusion manifeste entre faits et opinion ». Ce faisant, le seul à opérer cette confusion, c’est le CDJ !

Il est enfin curieux que le Conseil n’ait pas tenu compte de la nature particulière de Radio Judaïca dans ce dossier, qui s’affirme « la radio de la communauté juive de Belgique et de ses amis ». Une communauté habituée à jongler avec les points de vue belge et israélien. Il est donc logique et légitime qu’elle présente l’information et son commentaire sous cet angle particulier, forcément différent de celui des médias généralistes.

Mais après cette décision du CDJ — qui donne raison à un apologue du terrorisme et ce n’est pas qu’un détail —, la communauté juive, constatant son impuissance face aux Brusselmans de tout poil, ou aux accusations de génocide rarement recadrées, pourrait se demander si les règles déontologiques sont toujours bien les mêmes pour tout le monde. Ou s’il y aura bientôt un Code particulier pour les journalistes, disons, « sionistes ».

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.