Le 7 octobre, la Belgique et moi #33
Danser sur un volcan en éruption
Max Sofer
17 novembre 2025
Le 7 octobre 2023, le jour de Simhat Torah, j’apprenais par des fidèles à la synagogue que des terroristes du Hamas avaient réussi à s’infiltrer et à assassiner plusieurs dizaines d’Israéliens. Les informations nous parvenaient sporadiquement. On ne savait pas ce qui se tramait alors en Israël et on ignorait tout de l’ampleur des massacres dans la région jouxtant la bande de Gaza. Je croyais à un attentat très meurtrier et j’attendais mon retour à la maison afin de m’informer avec exactitude.
Je blêmis en découvrant les crimes en direct, les enlèvements, les exécutions barbares, les massacres, les scènes de désolation du festival Nova, la fuite des festivaliers, la détresse des victimes prises au piège, les localités pillées, les habitations dévastées, les maisons incendiées.
Depuis ce samedi funeste, je consulte la presse. Au départ, j’espérais lire bientôt un article annonçant la fin de ce drame. À présent, je m’interdis de lire trop souvent les sites d’information sur internet. J’ai entendu quelques pâles discours murmurés avec retenue et précaution par les responsables politiques en Belgique. Le peuple, quant à lui, a compris que nulle entrave ne s’opposait plus à la vindicte.
Je suis professeur dans l’enseignement supérieur. L’attitude de mes collègues s’est transformée dès le 8 octobre. Parfois, certains me demandent si je subis des reproches, des agressions, des insultes à cause des conflits au Proche-Orient. J’essaie de me montrer rassurant auprès d’eux, pour ne pas montrer de signes de faiblesse. Cependant, d’autres collègues s’avancent directement vers moi en égrenant aussitôt une litanie de doléances. Je suis implicitement le réceptacle de leurs épanchements, de leurs rancœurs, des effusions de ces sentiments diffus qui ne trompent pas un homme expérimenté… Mes supérieurs multiplient les appels au boycott, les accusations de génocide et nient parfois toute légitimité de l’Etat d’Israël. Il m’obligent à écouter leurs errements en me défiant de trouver le moindre soupçon d’antisémitisme. Je reste muet…
Je n’avais jamais imaginé cela dans ma carrière : tous les témoignages, que j’avais entendus dans mon entourage, prennent corps sous mes yeux. Soudain, des étudiants se liguent contre moi pour remettre en question la validité de mes connaissances et prétendre que je n’ai aucune compétence. Je croyais que ces turbulences s’arrêteraient rapidement, que le bien-fondé de ma science ferait autorité, mais je réalise avec stupéfaction que l’incrédulité gagne progressivement mon auditoire et que je perds toute crédibilité.
Semaine après semaine, je m’efforce de vaincre les trublions, en vain.
Je m’épuise d’autant plus que les coups se multiplient dans les couloirs des réseaux virtuels, qu’ils invectivent non pas les connaissances reconnues par mes pairs, mais l’ascendance de mes pères.
Le débat ne s’arrête pas à ma propension à inculquer un savoir nécessaire, il porte par ailleurs sur l’utilité, voire la légitimité de la transmission précisément de ces connaissances. C’est ainsi qu’en raison de la lutte des classes, de la décolonisation ou du combat contre l’hégémonie du patriarcat, toute la matière du cours est déconstruite.
Les termes que j’emploie lors des leçons académiques sont incompris, ignorés sinon contestés par la jeune génération. Les mots seraient les scories du monde ancien qu’il faut détruire, les concepts philosophiques, les définitions juridiques ou les théories scientifiques n’auraient d’autre objet que de perpétuer l’injustice sociale et tout savoir s’effondre pour permettre l’élévation de la doctrine nouvelle, louée par les étudiants.
L’ignorance, qui n’a pas été confrontée à la connaissance, prend le pouvoir. Son bruissement envahit la société. La place publique autorise les discours erronés, l’usage des termes inappropriés, les accusations fallacieuses et calomnieuses, la chasse aux coupables…
Les tribunaux belges n’ont pas réprimé Brusselmans ; il est légitime de vouloir égorger un Juif, de l’écrire et même de le publier.
Le discours extrémiste ne souffre aucune entrave, les harangues islamistes circulent librement même dans les rangs des parlements, mais toute opinion favorable à Israël déchaîne les représailles. Georges-Louis Bouchez n’a pas hésité à parler de génie israélien et Radio Judaïca a subi les remontrances des instances officielles. Raphaël Enthoven n’a pas pu présenter son dernier livre – consacré à la mort de sa mère – parce qu’il a osé s’interroger à propos des journalistes membres du Hamas. Ce n’est rien en comparaison de tous les discours injurieux de la gauche.
Les mots perdent leur sens, l’Histoire s’efface devant les interprétations endoctrinées, et je me demande si la géométrie, l’algèbre, les mathématiques, la physique, la chimie et la biologie ne seront pas présentées comme une invention de la bourgeoisie pour accabler le prolétariat et les peuples colonisés.
Dans la rue, je prends toutes les précautions pour éviter d’attirer les regards et de sortir de l’anonymat. Je cache tout signe convictionnel, j’écarte tout couvre-chef suspect, j’appose une couverture sur chaque livre que je lis dans les transports publics, je réfléchis à chaque mot qui pourrait me démasquer dans la foule. Avant de quitter mon domicile, je m’assure que rien ne m’expose à la suspicion, à la trahison.
Le keffieh a envahi Bruxelles, mais le port de la kippah est prohibé et risque d’entraîner des actes de violence.
Depuis les premiers jours, mes voisins détournent le regard ou m’ignorent, se hâtent pour éviter de me croiser à l’entrée de l’immeuble et ne m’adressent plus le moindre mot. Toutefois, une femme plus hardie s’est approchée de moi dans le corridor et s’est épanchée en gémissant sur le sort des enfants à Gaza. Je comprends son désarroi et le partage d’une certaine façon, mais je suis bien impuissant alors que je vis à des milliers de kilomètres d’Israël. J’ai expliqué à cette femme que je n’étais pas Israélien, que j’étais tout aussi démuni qu’elle face à cette guerre qui m’anéantit. Depuis lors, elle m’invective aussitôt qu’elle m’aperçoit, elle guette mes allées et venues, crie sa hargne et me désigne comme victime expiatoire pour tous les malheurs causés par la guerre à Gaza. Cela dure depuis des mois, je n’ose pas porter plainte, de crainte des représailles. En revanche, des voisins plus hardis ont saisi la justice. Quant à moi, j’ai décidé de déménager…
Le vent se soulève, entraînant avec lui des bourrasques qui provoquent l’explosion des cris de haine. Au-dessus des vociférations de la tempête, s’élèvent les accusations de massacre des innocents, d’infanticide, de génocide, de déicide et de tout ce qui trucide… Jamais de suicide de l’Occident. Jamais de parricide œdipien. Jamais de judéocide. Jamais d’indifférencide.
Les coups pleuvent, mais on prétend que les agresseurs sont les véritables victimes. Les représailles s’acharnent contre les boucs-émissaires, mais on répond que les responsables de ces infamies sont les seules victimes. Des vieillards, des adolescents, des citoyens sans défense succombent entre les mains des meurtriers, on viole, on poignarde, on assassine, mais les criminels sont présentés comme étant les seules victimes.
Les mots ont perdu leur sens.
La démocratie a perdu son sens.
La société a perdu son sens.
Le monde n’a plus de sens.
Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.



