Le 7 octobre, la Belgique et moi #16
7 OCTOBRE : LE DIALOGUE IMPOSSIBLE
Guy Haarscher
20 mai 2025
La première chose qui me vient à l’esprit au vu de massacres d’une telle ampleur et d’une telle barbarie, c’est une phrase de Camus tirée de ses Réflexions sur le terrorisme : « Quelle que soit la cause que l’on défend, elle sera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant. ». Je me remémore aussi l’intrigue de sa pièce Les Justes : en 1905, un terroriste russe, commis à l’assassinat d’un haut dignitaire de l’appareil tsariste, refuse de jeter sa bombe quand il se rend compte de que ce responsable est accompagné de deux enfants. La cause en question – libérer le peuple russe d’une autocratie éminemment répressive –, but légitime s’il en est, ne peut justifier l’emploi de n’importe quel moyen : même s’il faut rater une occasion (ce que ne manqueront pas de lui reprocher des camarades plus cyniques), il ne s’en prendra pas à des civils innocents.
Je revois ces images prises par les auteurs du pogrom : meurtres, viols, actes de barbarie, cruauté gratuite, prise d’otages – tout cela accompli publiquement et dans l’allégresse. Sait-on que les pogroms de Kichinev (1903 et 1905) avaient, aussi terribles eussent-ils été, causé la mort de moins de cent Juifs ? Mon grand-père, Juif de Melitopol, m’en avait souvent parlé avec horreur. Il était venu faire ses études en Belgique juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, pour échapper au numerus clausus organisé à Pétersbourg de façon à limiter la présence juive à l’Université.
Le 7-Octobre a fait plus de mille quatre cents victimes
Pourtant, la compassion n’a pas duré. Tout au contraire, dès le lendemain, les actes antijuifs ont commencé à se multiplier de par le monde. « Antijuifs » : ce sont les Juifs en tant que tels qui étaient visés : agressés dans la rue ou dans des manifestations, intimidés sur les campus – et plus tard menacés, par un écrivain flamand célèbre, de se voir planter un couteau dans la gorge.
A partir du 8 octobre, la terrible situation à Gaza, suite à la réaction de l’Etat israélien agissant en état de légitime défense, mobilise toute l’attention. Il devient extrêmement difficile de parler du 7-Octobre, d’invoquer Camus, de parler d’une éthique universelle, de dire et de réaffirmer qu’il y a des choses que l’on ne fait pas, quelle que soit la cause défendue, légitime ou non. La « cause » du Hamas n’est bien sûr pas légitime, le slogan From the river to the sea excluant de ce territoire l’Etat juif, et probablement les Juifs eux-mêmes. Même si elle l’était, même si un groupe défendant la « solution à deux Etats » avait commis les actes du 7-Octobre, les moyens utilisés auraient dû être catégoriquement condamnés, sans « si » ni « mais » ni appel à quelque « contexte » que ce soit.
Mais de tels arguments sont très mal reçus, dès le lendemain du 7-Octobre : tous les regards sont braqués sur Gaza. Le pogrom a duré une seule journée, qui a dû être vécue comme absolument interminable par les victimes survivantes. Le pilonnage de Gaza dure depuis un an et demi (entrecoupé de trêves et de libérations d’otages au compte-gouttes). Les images de l’enclave dévastée saturent les consciences, tandis que le 7-Octobre sombre lentement dans l’oubli. Déjà, le négationnisme est à l’œuvre, déjà un travail de mémoire se révèle indispensable : le 7-Octobre disparaît dans le passé, les otages se perdent dans la profondeur des tunnels. Une double invisibilité donc, comparée aux tonnes d’images de Gaza, assorties de prises de position d’une radicalité et d’une ignorance parfois indécentes.
Avec qui parler ? Est-il possible de discuter avec ceux qui passent aux pertes et profits de l’Histoire l’innommable du 7-Octobre (sans mentionner ceux qui s’en sont réjouis) ? Bien sûr que non. Mais comment vivre dans un monde où se multiplient les actes antisémites et les comportements négationnistes ?
C’est ici que l’ « hémiplégie » menace. Dans tout conflit, la tendance naturelle (mais délétère) consiste à faire le tri des victimes : on pleure « les siens », et on reconnaît abstraitement celles de l’autre camp. Or une victime est une victime : ici encore, la leçon de Camus nous impose de respecter l’élémentaire principe d’identité. Mais encore faut-il faire montre d’un peu de pensée critique pour bien identifier les bourreaux et soupeser leurs responsabilités.
Le Hamas porte l’entière responsabilité du 7-Octobre, des moyens utilisés, des crimes commis. Les victimes de ce jour-là ont leurs bourreaux identifiés, et fiers de l’être. Trop simple, rétorqueront ceux qui n’ont décidément pas entendu la leçon de Camus. Il est évidemment crucial d’analyser le « contexte » du conflit israélo-palestinien, mais je rappelle que celui-ci ne peut jamais justifier l’usage de certains moyens, qui salissent la cause même qu’ils sont censés servir.
Restons donc un moment hors du contexte de ce long conflit, pour nous pencher sur les responsabilités des actes accomplis tant le 7-Octobre que durant l’année et demie qui a suivi.
Le Hamas et ses sbires ou alliés sont incontestablement responsables des crimes du 7-Octobre. Leur barbarie parle d’elle-même : pas besoin à ce stade d’entrer dans la controverse des qualifications.
La responsabilité des massacres de populations civiles de Gaza est, tous campus et manifestations propalestiennes confondus, couramment attribuée au gouvernement israélien. Ce dernier avait le droit d’entrer en guerre (jus ad bellum, droit de faire la guerre) en invoquant la légitime défense, mais il a souvent violé le droit humanitaire (jus in bello, droit « dans la guerre »). Or la responsabilité du Hamas, totale le 7-Octobre, apparaît également lourde concernant la destruction de Gaza. Les terroristes prévoyaient la réaction, ils voulaient enflammer le Moyen-Orient, entraîner le Hezbollah, et avec lui l’Iran, dans une guerre décisive contre Israël. Ces prévisions ne se sont pas réalisées : les réactions du Hezbollah ont été relativement limitées, ce qui n’a pas empêché Israël de lui porter des coups peut-être fatals. Mais surtout, une armée, une police ou une milice devraient d’abord avoir pour vocation la protection de la population sur laquelle elles exercent leur pouvoir. Le Hamas aurait dû se placer devant les civils palestiniens, les protéger du mieux qu’il aurait pu, former une sorte de bouclier protecteur. Or c’est exactement le contraire qui s’est produit : les forces du Hamas se sont placées derrière les civils désarmés et vulnérables. Ou plutôt ils se sont cachés en dessous de la surface, dans les tunnels, lançant à Tsahal un défi radicalement pervers : si vous voulez nous atteindre, vous devrez « traverser » ce bouclier humain que nous nous sommes formé. Quel cynisme, et quelle lourde responsabilité !
Certes, Israël a effectivement décidé de « passer à travers » le bouclier humain construit par le Hamas : il a pilonné les hôpitaux et les écoles sous lesquels avaient été installés des centres de commandement, bref des objectifs militaires. Le gouvernement israélien aurait pu agir autrement : ce que je sais, c’est qu’il a fait un choix aux conséquences extrêmement dommageables pour la population gazaouie – conséquences prévues et attendues par le Hamas, caché sous terre.
Le grand problème auquel nous sommes confrontés au vu de ce qui a eu lieu, notamment sur les campus universitaires, c’est que seule la responsabilité d’Israël est mise en avant, celle du Hamas étant passée sous silence – quand il n’est pas tout simplement glorifié au nom de la « Résistance ». Et ce n’est pas tout : le gouvernement israélien n’a pas seulement été unilatéralement ciblé. La Cour internationale de Justice a alerté sur un « risque » de génocide, demandant à Israël de tout faire pour l’éviter. Dans les cercles propalestiniens (il y a eu de courageuses exceptions), ce risque s’est transformé en génocide effectif ; qui plus est, c’est l’Etat d’Israël lui-même qui a été qualifié de « colonial génocidaire ». Le colonialisme étant aujourd’hui à juste titre jugé inacceptable selon les standards internationaux, et le génocide considéré comme le crime de masse le plus grave, autant dire qu’un « Etat colonial génocidaire » n’a pas droit à l’existence sur cette Terre. De là à considérer que tous les Juifs sont complices parce que tous (u presque) défendent le droit d’Israël à l’existence, il n’y a qu’un pas. Nous savons bien qu’en revanche tous les Juifs et tous les Israéliens ne soutiennent pas – loin de là – le gouvernement Netanyahou, que je déteste personnellement avec ses ministres fascisants, sa complaisance à l’égard de la bigoterie religieuse, la brutalité de son action en Cisjordanie, ses attaques contre l’Etat de droit (thème populiste s’il en est), sa large indifférence à l’égard du sort des otages, les moyens utilisés pour mener sa guerre de légitime défense (oui, l’exigence éthique de Camus doit se faire valoir ici aussi), et j’en passe…
C’est une telle vision « hémiplégique » des choses qui rend tout dialogue impossible avec ceux qui la propagent. Si je me trouvais face à un interlocuteur de bonne foi reconnaissant l’intrication des actions à Gaza et l’immense responsabilité du Hamas, je serais prêt à critiquer de façon extrêmement sévère le gouvernement d’Israël, comme le font de nombreux Israéliens. Mais pas dans de telles conditions.
D’ailleurs, les victimes d’actes de barbarie ailleurs dans le monde, même quand il s’agit de Palestiniens, ne suscitent pas de telles mobilisations : n’est-ce que quand on peut placer Israël en position de « bourreau » (avec les exagérations et distorsions dont je viens de parler) que les victimes deviennent intéressantes, objets d’indignation vertueuse ?
Tout cela m’empêche, moi qui suis un adversaire résolu du gouvernement Netanyahou et un partisan de l’élusive solution à deux Etats, de me joindre à ceux qui luttent de cette manière pour les droits des Palestiniens – le chemin de la pensée critique et de l’éthique universelle se révèle encore bien long à parcourir.
Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.