Le 7 octobre, la Belgique et moi #36

La ville où je suis devenue enfin juive

Ghislaine Gill

15 décembre 2025

En septembre 2023, ma cousine Shlomit m’a envoyé une belle lettre pour Kippour: elle soulevait la culpabilité (partagée) de ne pas faire vivre davantage nos liens familiaux, certes sporadiques mais tellement intenses.

Nos pères étaient frères, arrivés en Israël en 1934 et décédés depuis 25 et 26 ans.

Le sien avait passé sa vie en Israël, le mien en était parti et, contrairement à tout pronostic, avait fini par fonder un foyer à Paris avec ma mère : lui se tenant éloigné de presque toute pratique juive mais nourrissant la nostalgie de son paradis perdu ; elle trouvant une alternative à son éducation catholique bourgeoise traditionnelle.

Cette petite mer Méditerranée entre moi et mes cousins germains avait toujours été difficile à traverser, dans un sens comme dans l’autre, tant les vies divergentes de nos pères nous rendaient la chose ardue.
Chacune des retrouvailles, espacées de plusieurs années, avait pourtant la puissance sacrée de ces liens que seule la famille me paraît pouvoir expliquer. Un amour profond et indéfectible. Des gènes et des vécus qui entrent en résonance dès que les portes du hall d’arrivée de l’aéroport s’ouvrent.

Mon père était profondément israélien, un sabra aux idées trop franches mais au charisme étonnant. Ses amis les plus proches sont des héros toujours vivants de la guerre de Six Jours, du Kippour et du Liban. Ses grands frères ont combattu lors de la guerre d’indépendance et celle du Sinaï. Des hommes qui ne payaient pas de mine avec leurs sandales et chemisettes mais qui avaient manifestement vécu au moins dix vies en une.

Mon père a transmis à ses enfants l’amour profond pour sa terre, mais de loin. Notre Israël, c’était le sien: son enfance dans le Yishouv, le nouvel État, la houtspah, les chameaux, les grenades et les agrumes avec en fond sonore les plus belles chansons israéliennes des années 70.

J’ai grandi près de Paris hors de toute communauté, sans identité juive, je me définissais comme franco-israélienne sans trop chercher à le dire non plus. J’étais une juive séculaire en famille, sans avoir besoin de le dire. J’ai évolué dans des établissements scolaires publics où mon look méditerranéen intriguait parfois, je répondais alors évasivement aux questions sur mes origines. J’ai vu mon père se faire harponner à la moindre occasion par sa belle-famille sur la question du conflit israélo-palestinien. Je commence à me demander dans quelle mesure j’ai été traumatisée par les films que je regardais enfant sur la déportation en France.

Le projet de ce Yom Kippour 2023 était donc prometteur. Cela faisait un an que j’avais quitté Paris pour profiter d’une vie plus douce à Bruxelles, bien connue pour son immobilier, ses écoles, son ouverture d’esprit entre communautés (joke). Mon Ucclois de conjoint était enfin revenu sur ses terres, mes enfants découvraient des stages bilingues et moi j’essayais de faire mon trou sans trop savoir vers où creuser, mais confiante dans mon empathique tendance à m’intéresser aux cultures que je ne connais pas. Israël était bien niché dans un recoin de mon cœur mais pas une part vivante de mon quotidien.

Quand les attentats du Bataclan et des terrasses ont eu lieu le vendredi 13 novembre 2015, je vivais alors encore à Paris et je venais d’arriver à Bruxelles pour le week-end. Nous n’avons pas dormi cette nuit-là et je n’avais qu’une envie : celle de rentrer et d’être là où mon cœur souffrait.
Quand Israël a été attaqué ce samedi 7 octobre, par des hordes de terroristes, quand nous avons appris les centaines d’otages, quand nous avons appris les tortures infligées, je n’ai eu qu’une évidence : que mon cœur était juste là-bas. Dans le noir et le froid, dans l’attente et la peur, dans l’angoisse et l’espérance.

Je n’ai pas tellement parlé autour de moi de mon petit cousin de 22 ans, en plein service militaire, qui s’est trouvé à Nir Oz l’après-midi même à faire les premiers constats… Ni du petit-fils d’une grande amie, du même âge, qui est tombé en soldat ce matin-là.

Même avec ma famille en Israël, le tsunami était tel que la pudeur restait de mise. Je compte sur les doigts de la main d’Emily Damari les manifestations de sympathie que j’ai reçues dans mon environnement privé ce mois d’octobre 2023. La plus significative a été de voir le drapeau israélien affiché sur l’écran d’information de l’école communale de mes enfants. J’ai pleuré en entrant dans le hall de l’école et j’ai espéré que le monde avait enfin compris.
Enfin compris qu’il venait de se passer la même chose au festival Nova qu’au Bataclan. Une jeunesse pacifiste et épanouie fauchée, des familles brisées, des victimes héroïques. Que le terrorisme est partout et le même, qu’il n’a que faire des religions, ni des terres et qu’il n’est pas concevable d’appeler acte de résistance une torture en masse organisée, médiatisée, glorifiée. J’ai cru que tout le monde se soulèverait contre l’islamisme.
Le drapeau a été retiré 3 jours plus tard, des parents d’élèves étaient trop indignés par ce soi-disant parti pris.

La suite vous la connaissez.
Une année de plus est passée, j’essayais de tenir en continuant d’acclimater ma jeune famille à sa nouvelle vie à Bruxelles. Mon frère (qui a un compte de points de fidélité Diamonds El Al impressionnant à force de partir aider en Israël tous les trois matins depuis le début de la guerre) m’a dit avec une pleine gravité qui m’a plutôt fait rire: « tu ne peux pas rester comme ça, il faut que tu rencontres des Juifs ».
Comment ça fréquenter des Juifs ?? Je n’avais jamais eu besoin de penser comme cela, lui non plus d’ailleurs. Nous éprouvions seulement de l’amicalité ou une connivence avec les juifs que nous pouvions rencontrer ça et là, sans jamais en faire un critère essentiel. Sans rigoler, il avait raison.

Me forcer en quelque sorte ? Non, mais essayer quand même. Alors, à l’affût de bracelets jaunes (si rares) ou de הי autour du cou pour dénicher avec qui établir un contact, me voilà intégrée aux groupes des marches hebdomadaires de Bring Them Home, retrouvant même là non sans surprise des connaissances professionnelles. En marchant et en regardant droit devant, en scandant et en pleurant, je pouvais marcher du même pas que le peuple d’Israël, soutenir les otages, leurs familles, faire quelque chose quoi, leur montrer que leur combat est aussi le nôtre, tout ça en échappant parfois à l’abnégation des devoirs avec mon fils aîné.

Quelques mois après, me voilà prise en photo lors d’une marche avec ma fille de six ans tenant ensemble cette banderole pour la journée du droits des femmes « Toutes les femmes, les Juives aussi ». Ce jour-là, je me suis moi-même surprise . Je n’étais pas si loin de Victor Pivert devant son chauffeur : “Mais alors Salomon, vous êtes Juif ??” J’exagère bien sûr, tant ce film est ma plus ancienne référence cinématographique, mais c’était autre chose de le dire, de l’afficher. Et maintenant de le transmettre. Tellement plus fluide ! Est-ce depuis ce jour, que tant de choses ont changé dans mon équilibre intra familial, dans mon cercle amical, dans mon équilibre social ? C’est sans doute une des pires villes pour devenir enfin juive ! Mais c’est là où je suis et ce ne sont pas des drapeaux rouge et vert accrochés à l’envers aux balcons qui m’en empêcheront.
Paradoxalement, alors que comme beaucoup d’entre nous je me sentais trop souvent très seule, j’avais trouvé là où je ne l’étais plus.

J’ai trouvé l’énergie pour aller me ressourcer auprès des miens en Israël. J’ai compris que ma balance a un plateau ici, et l’autre là-bas.

J’ai trouvé le temps pour apprendre à mes enfants que dans le monde qui les attend, il faudra se protéger de la bêtise et des amalgames, lutter contre l’ignorance. J’ai trouvé des gens ordinaires-extra qui feront bouger les choses ici en Belgique. Bien sûr que j’aimerais qu’Israël puisse enfin vivre en paix, et que le peuple palestinien puisse survivre autrement que biberonné au terrorisme. Je n’ai pas à justifier ma légitimité à exister. C’est une insulte à nos souffrances que de nous demander de prouver notre pacifisme et même notre humanité.
Maintenant que la guerre est terminée, il faut tous nous atteler à nous remettre de ce traumatisme géant, ici et là bas.
Le peuple israélien a trouvé une autre force autour de ses héros, soldats et otages, à présent presque tous rentrés. A trouvé une autre couleur, ce jaune vibrant et chaud, autrefois si lourd et menacé.
Partager cette chaleur et cette lumière qui a toujours aidé les Juifs à vivre où qu’ils soient et traverser les pires épreuves.
Ne pas faire de concession ni s’auto-censurer là où, d’autres, Juifs ou non, attendent peut-être de se sentir moins seuls face à un monde incompréhensible.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.