Le 7 octobre, la Belgique et moi #11

Mon 7 octobre

Benoit Frydman

15 avril 2025

D’abord la sidération à l’annonce de l’attaque, avant même d’en mesurer l’ampleur et l’horreur. Le massacre réveille immédiatement le passé et déclenche la vigilance extrême, celle de la survie menacée. Puis quelques heures plus tard, le deuxième coup s’abat et la menace se rapproche. La RTBF s’en remet exclusivement à l’un de mes collègues de l’ULB, grand pourfendeur d’Israël, pour manifester un degré d’empathie à l’égard des victimes qui atteint le zéro absolu. L’écran de télévision comme mon cœur se gèle et se fige. La peur, lorsque, dans les jours qui suivent, les manifestations de joie et de soutien, habituelles chez les Palestiniens et dans certaines villes musulmanes, se produisent en masse dans les capitales européennes et à Bruxelles. Une foule qui hurle sa joie, son soutien au Hamas et à ses crimes, appelle à la destruction d’Israël et manifeste bruyamment sa haine des juifs. Et ces jeunes, qui proclament fièrement leur antisémitisme face caméra et tous ces gens bien, de bonne volonté, engagés dans les causes sociales et environnementales, qui se mêlent aux islamistes pour célébrer la victoire. Alors, je me rappelle cette scène du film nazi Le Juif Süss, qui avait traumatisé mon adolescence : moins la pendaison publique du méchant juif de cour dans une cage en fer, que les visages respirant la bonté des spectateurs, comme illuminés par la joie sereine d’assister à l’accomplissement d’une justice quasi sacrée. Cette conviction sincère, chez ceux qui commettent ou assistent au lynchage, de faire le bien, d’être dans le camp de la justice, me terrifie. 

J’ai passé l’essentiel de ma vie à l’Université, en particulier à l’ULB où j’exerce mon métier et ma passion pour la philosophie du droit depuis plus de trente ans. Je suis dès lors particulièrement sensible à ce qui s’est déroulé sur le campus et aux débats académiques, même si, étant à l’étranger durant toute l’année 2024-25, je n’ai pas été un témoin direct des manifestations, de l’occupation ni débattu sur le vif avec mes collègues ou les étudiants. Si les discours et les actes ne me sont parvenus qu’avec l’amortissement de la distance et par l’intermédiaire des médias, je n’ai pas compris le soutien apporté par les autorités de l’Université l’occupation par des étudiants et des militants extérieurs à l’Université faisant l’apologie du terrorisme sur le campus et intimidant les étudiants juifs de l’ULB. J’ai été très choqué de voir, dans la motion en soutien à cette politique, nombre de mes collègues dénoncer l’instrumentalisation de l’antisémitisme, alors même que les organismes officiels enregistraient une explosion de ces actes. J’ai été abasourdi de lire dans un quotidien national qu’un des membres de la délégation académique envoyée par la rectrice pour dialoguer avec les occupants, lui-même promoteur de la paix, s’était déclaré ouvertement devant eux en faveur de la lutte armée. 

Il faut dire que l’ULB n’est pas n’importe quelle université. Elle a été créée en 1834 pour combattre l’extrémisme religieux dans la science et l’éducation. Elle a d’emblée rejeté toute forme d’antisémitisme et accueilli de nombreux professeurs juifs, y compris des juifs étrangers fuyant les persécutions des régimes réactionnaires en Europe. L’ULB est la seule université belge qui a fermé ses portes en 1941 pour résister à la volonté de l’occupant d’y nommer des professeurs issus de l’extrême droite nationaliste. Ses dirigeants ont été emprisonnés pour cela. Des professeurs ont poursuivi les cours dans la clandestinité et certains se sont engagés, ainsi que les étudiants, dans la résistance active contre les nazis. Parmi eux, les fondateurs du Centre de philosophie du droit où je travaille, Chaïm Perelman et Henri Buch, torturé et déporté comme chef d’un mouvement national de résistance. Je donne acte à la rectrice d’avoir réaffirmé publiquement que l’antisémitisme ne serait pas toléré à l’ULB et qu’il n’y avait pas de « mais… ». Cette déclaration, même tardive, est la bonne et, quant à ceux qui s’en sont indignés en multipliant les « mais… », qu’ils supportent le poids de leur indignité. 

Et puis, il y a eu cette carte blanche signée par beaucoup de professeurs de droit international belges qualifiant de « génocide » les dizaines de milliers de Palestiniens tués dans les attaques de l’armée israélienne à Gaza. Indépendamment du débat juridique, on sent bien la jouissance spéciale à déclarer génocidaire le peuple qui a subi la Shoah comme autrefois les chrétiens avaient proclamé déicide ce même peuple dont ils avaient adopté le dieu. Ce renversement permet de s’émanciper du poids de la culpabilité ou de la honte de la destruction systématique de six millions de juifs d’Europe par les nazis, bien assistés par leurs collaborateurs zélés, les autorités locales et la police, y compris en Belgique. Comme l’écrit très bien Joël Kotek, il y a des antisémites en dépit de la Shoah et des antisémites par la Shoah, ces derniers haïssant les juifs précisément en raison de la culpabilisation que leur extermination fait peser sur eux.

Les réactions du monde politique n’étaient pas en reste et lourdes de menaces. Même absence d’empathie pour les victimes et le refus de condamner le Hamas, manifestés officiellement au sommet de l’état par la présidente socialiste de la chambre. De manière générale, l’attitude du parti socialiste, pour lequel j’ai voté depuis que j’en ai eu le droit, m’a profondément affligé : tantôt silencieux, tantôt complice, aligné bien plus sur l’attitude obscène de la France insoumise que sur le parti socialiste français. Et ces leaders faisant acte de présence à la maigre manifestation contre l’antisémitisme, comme à un enterrement où l’on n’a pas envie d’aller mais où l’on doit quand même se montrer pour rendre un dernier hommage au disparu afin d’en être débarrassé une fois pour toutes. Beaucoup plus d’enthousiasme et de chaleur dans les manifestations répétées semaine après semaine, où les responsables politiques et sociaux issus de la gauche et de l’écologie se mêlent aux islamistes les plus radicaux qui appellent au meurtre des juifs et à la destruction d’Israël. Je me suis rendu compte à cette occasion combien l’islamisme politique s’était infiltré au cœur de la société, en particulier dans les écoles, et de l’appareil d’état, spécialement à Bruxelles, dans les partis, parmi les élus, aux postes de responsabilité. Un parti socialiste miné de l’intérieur dont la ligne, ambigüe au siège et malheureusement trop claire à la fédération bruxelloise, annonce la conclusion de terribles mésalliances avec un islamisme politique ouvertement incompatible avec la démocratie, l’état de droit et le respect des droits humains. 

Et puis il y a les juges, garants de l’état de droit. Le parquet de Gand qui a requis la relaxe pour Herman Brusselmans et le tribunal correctionnel qui l’a acquitté pour sa chronique dans Humo où il exprime on ne peut plus publiquement son « envie de planter un couteau acéré  dans la gorge de chaque juif [qu’il] rencontre ». Contribution à un débat d’intérêt général paraît-il. Tandis que l’officine publique chargée de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, UNIA s’est désistée de sa plainte dans cette affaire après avoir constaté l’absence d’intention malveillante dans le chef de l’auteur. Il ne faut pas voir le mal partout. L’envie d’égorger les juifs n’est pas nécessairement mal intentionnée… La même UNIA prend par ailleurs grand soin de bien distinguer l’antisémitisme condamnable de l’antisionisme, même radical, qui veut la destruction de l’état d’Israël, et qui lui serait totalement légitime. Cet antisionisme qui  n’est rien d’autre, que la forme contemporaine, adoptée dès le lendemain de la Shoah, de la haine des juifs, comme l’ont bien dit Vladimir Jankélévitch et Robert Badinter entre autres. Depuis le 7 octobre, l’antisémitisme, qui avait été érigé en délit, est à nouveau une opinion, très tendance d’ailleurs, avant peut-être de redevenir une doctrine officielle. Certains discours académiques, politiques, juridiques et « anti-racistes » lui auront efficacement pavé la voie. Ils préparent en les légitimant par avance les crimes de demain. 

Enfin, le 7 octobre a ramené chacun à son rapport personnel au judaïsme. En faire part nécessite que je dise quelques mots de ma situation personnelle. Je suis issu, comme beaucoup, d’un couple mixte, d’un père juif, intégralement athée, et d’une mère catholique. Pour les juifs, je suis un « goy », voire « un ami parmi les Nations ». Pour les autres, je suis un juif. Ce statut à part m’a vacciné dès l’enfance contre le communautarisme et la folie identitaire qui s’empare aujourd’hui de tant d’esprits faibles, à droite comme à gauche. Dans ma solitude d’enfant unique, je fréquentais un club de lecture qui ne se réunissait jamais et dont aucun membre n’a souhaité faire partie, et je trouvais dans les livres de Kafka et Proust puis de Spinoza et Norbert Elias et tant d’autres des choses d’autant plus difficiles à définir que je ne les cherchais pas vraiment mais qui me parlaient singulièrement et nourrissaient un embryon de culture juive très personnel et hétérodoxe. Je me sens juif, comme mon père et mes aïeux. Et comme il y a des antisémites par la Shoah, il y a des juifs par la Shoah : ils ont tué ma grand-mère, réduit en esclavage mon grand-père dans les camps de la mort, mon père, né en août 1940, a été sauvé par miracle. Et je sais que, quand reviendra l’heure, ils viendront me chercher ou essaieront de s’en prendre aux miens.

La phrase souvent mal comprise de Sartre selon laquelle le juif est celui que les autres considèrent comme juif m’a toujours semblée particulièrement claire. Sauf que depuis le 7 octobre, je ne suis plus seulement le juif des autres. J’ai été promu au grade de représentant officieux du gouvernement d’extrême droite israélien et de Netanyahu en personne. Le fait que je l’ai toujours critiqué et combattu sa politique n’a gêné en rien cette ascension fulgurante. A l’Académie, un collègue de 30 ans vient s’installer discrètement à côté de moi et me murmure d’un air ennuyé, comme en s’excusant, qu’il a été contraint de condamner publiquement les massacres de Gaza. Une autre me fait les gros yeux et me dit sur un ton mi-ennuyé mi-sévère que décidément Israël ne fait rien pour arranger son affaire. Cette confusion n’est pas, comme on nous dit, le lot de quelques illettrés, elle est permanente et omniprésente, et d’autant plus insidieuse qu’elle est largement inconsciente voire bien intentionnée.  

Notre passé et mon éducation m’ont depuis toujours préparé au 7 octobre. Non que j’aie imaginé le retour de la bête immonde. Mais, aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été prêt, toujours vécu dans un état de vigilance, en mode survie. C’est ainsi que le 7 octobre m’a trouvé et aujourd’hui me détermine à sortir un peu de ma coquille solitaire et à m’engager. Après tant de soirées passées devant les chaînes info et les frénésies de tweets sur les réseaux sociaux, tandis que le fascisme revient au pas de l’oie et le bras tendu, il est grand temps pour moi de prendre la parole et la plume. Je remercie l’Institut Jonathas de m’avoir demandé ce texte qui me permet d’exprimer pour la première fois et au grand jour en les clarifiant des émotions fortes mais confuses et rentrées. Je suis très heureux également de rejoindre la section belge de la LICRA et le comité de vigilance de l’état de droit que le barreau de Bruxelles a pris l’heureuse initiative de créer. 

Le moment de passer à l’action est venu. Je pense qu’il faut activer l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme qui permet d’exclure de la jouissance de certains droits et libertés ceux qui en abusent pour détruire l’ordre démocratique et les droits de l’homme. La démocratie si elle veut survivre doit se montrer sans faiblesse face à ceux qui ont juré sa perte, en particulier les plus puissants et donc les plus influents d’entre eux. Il ne faut rien céder ni au fascisme, ni à l’islamisme politique ni à l’antisémitisme joyeux et décomplexé de celles et ceux qui alimentent leur haine au feu sacré de la croisade pour le bien.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.