Le 7 octobre, la Belgique et moi #2

Allergies intellectuelles en Plat pays

Erica Lippert

10 février 2025

Bruxelles est sans aucun doute LA ville la plus cosmopolite d’Europe, sa vie culturelle y est riche et intense. Pourtant, depuis le 7 octobre 2023, ses saveurs si bigarrées à mon palais intellectuel riment avec amertume, tristesse, trahison, questionnements cuisants… Le point de vue que je partage ici est celui d’une française, résidant à Schaerbeek depuis 5 ans, attachée au peuple juif et à Israël comme pays que j’aime, tout en étant consciente des contradictions, des limites, de la cruauté et des enjeux de sa politique et de son histoire. Je raconterai ici la chronologie de symptômes allergiques, je fais une réaction à un monde devenu franchement hostile. Avant cette date fatidique, désormais devenue une pierre d’angle dans ma vie bruxelloise, je vivais avec enthousiasme ce qu’offre cette ville, ce pays : une architecture originale,  une vie culturelle et sociale trépidante, une localisation permettant de tisser du dialogue avec ses voisins français, allemands néerlandais et luxembourgeois, une situation socio-politique certes parfois complexe mais riche en diversité. Or, tous ces atouts ont soudainement basculé, pour devenir tous à leur manière des pointes et des micro-attaques constantes, qui me collent aux semelles comme un vieux chewing-gum en période caniculaire.

Première allergie : le choc d’observer mes « amis » de réseaux sociaux, n’ayant jamais mis un pied au Proche-Orient, qui ont soudainement inondé, partagé, matraqué d’informations sur la guerre Israël-Hamas, puis Israël-Hezbollah, mêlant des énoncés et pléthore d’images d’intelligence artificielle à des terminologies douteuses, polémiques et controversées, des drapeaux, des slogans, des hashtags, une rhétorique clivante, des symboles manipulés sans réflexion et tutti quanti. Moi qui croyait être entourée de personnes réfléchies…Le remède que j’ai trouvé se trouve dans une bibliographie augmentée (elle était déjà bien solide) sur tout ce qui touche aux juifs, à Israël-Palestine et au Proche-Orient, ainsi que plusieurs tentatives, réussies ou non, de me déconnecter des réseaux sociaux numériques.

Deuxième allergie : Alors que je parviens à me déconnecter et à récupérer le sommeil dans les mois qui suivent le 7 octobre, je réalise qu’il n’y a pas une seule rue de mon quartier, de mes trajets, qui ne me rappellent le sujet de la guerre. Tags, autocollants, drapeaux, vêtements, manifestations… On dirait que la ville de Bruxelles n’a cure de rien d’autre mis à part de Gaza, n’a de cesse de pointer et diaboliser Israël… Ou alors est-ce moi ? Alors que je vis dans un quartier turc/marocain/albanais et n’ai jamais vu la moindre trace de revendication pro-Polisario, en faveur des Kurdes, des Arméniens ou des Kosovars, les marques  exprimant la haine du pays de ma mère et ma grand-mère pullulent. Je ne peux m’en extraire, il n’existe aucun antihistaminique. Moi qui pensait vivre dans une ville diverse et ouverte aux autres cultures… L’antidote se trouve dans mes voyages à l’étranger, dans des villes ou ces stimuli n’existent pas (merci Vienne, Grenoble, Dakar, Zadar…).

Troisième allergie : le silence, la distance sociale, les non-dits, les jugements. Autrefois très sollicitée dans mon réseau social en ligne ou hors-ligne, j’ai senti que mes origines israéliennes ou juives ne pouvaient pas faire l’objet de curiosité ou d’enrichissement culturel. Voire que les autres n’y comprenaient rien, à ces enjeux mizrahis, ils les salissent, les piétinent, détournent regards et attentions. J’ai même pu m’apercevoir du rejet, des évaluations morales constantes à mon égard sur ma relation à Israël, chagrinée de constater que c’était seulement à mon encontre que ces grilles de lecture sont apposées. Qu’on me mettait dos à dos avec les « arabes ». J’ai vécu des trahisons comme jamais dans ma vie, abandonnée et bannie comme une paria par des personnes, des groupes voire des institutions qui prônent pourtant l’inclusivité. Moi qui croyait refléter ce métissage, avec mon papa lorrain et ma maman juive marocaine… Dans ces moments, j’ai heureusement pu partager, échanger avec d’autres juifs. Tous l’expriment : on oscille entre paranoïa de voir des antisémites de partout et réflexion « méta », au cours desquelles on s’efforce de pardonner les ignorants. Mes relations juives en Belgique et en distanciel en France, qui jusque-là ne m’importaient qu’anecdotiquement, sont devenues mes plus précieuses ressources sociales.

Évolution des symptômes : alors que le conflit et cette guerre horrible cheminent tels des montagnes russes, je me rends compte que ma vie bruxelloise est compromise. J’ai tiré parti de mon « repli communautaire » avec brio – je me suis mise à aller à la synagogue, à lire la paracha de la semaine -, mais j’ai perdu mon aisance territoriale et sociale dans la ville. J’évite certains lieux, certains événements, même si je cherche encore à me frotter et à dialoguer avec des « amis » qui par leur manque d’empathie m’ont écrabouillé le cœur. Je continue de m’informer, d’entrechoquer les informations, de peaufiner mon esprit critique, mais la vie belge me laisse un goût étrange. J’ai toujours l’impression que les juifs d’ici sont plus vulnérables, plus sujets à de la violence intellectuelle, sociale ou physique. La voix de ma mère résonne dans mon esprit, elle qui m’avertissait des résidus nazis, de la difficulté belge à assumer sa responsabilité dans la Shoah, de la constante conciliation avec des influences fréristes et salafistes. Moi qui croyait justement que l’art du compromis belge était mon exutoire aux frictions à la française…

Je crois qu’au milieu de ce tohu-bohu, l’important pour nous comme juifs c’est de rester les yeux et le cœur ouverts. C’est de lutter avec nos moyens contre l’antisémitisme, pas chez nos plus fervents détracteurs ou « ennemis », mais chez ceux qui ont le cœur et l’esprit ouverts. Cela passera très certainement par le dialogue au niveau individuel, tandis qu’au niveau associatif et institutionnel cela se diffusera par la circulation de nos narrations, nos ressentis, nos connaissances, de notre parole tout simplement et ce, dans l’espace public. Comme le disait une amie, nous y avons gagné (par exemple avec des amitiés iraniennes, avec la lucidité, le savoir, la fierté), même si notre foi et confiance en nos compatriotes s’est considérablement effritée. J’aimerais beaucoup revenir à une judéité légère et insouciante, mais cela m’est impossible pour le moment. Alors je tiens le coup dans ce ciel gris-blanc et je ravive les flammes de mon cœur par d’autres petites joies. Et j’assume d’écrire ces lignes en mon nom.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.