Série: le 7 octobre, la Belgique et moi ! #1

« Sidération et presque épuisement. De l’inconvénient d’avoir des yeux et des oreilles ». Jigé Gutman.

(Avertissement : tous les faits sont strictement véridiques), le 23 janvier 2025

Vous êtes né juif, bruxellois. Scolarisé dans une école juive, imprégné d’une certaine mémoire familiale donnant chair à l’histoire et au destin juif en Europe. Des liens puissants – n’empêchant nul regard critique – vous lient à Israël, sans qu’il ne s’agisse de votre pays. Le 7 octobre, la résonance de l’événement vous atteint dans les couches les plus profondes de votre être. Il vous faut bien trois mois pour sortir de l’état d’esprit funestement éclos en ce jour. Vous tentez de garder une distance avec toutes – toutes – ces suites tragiques, car vous en avez le droit et que d’ailleurs vous ne pensez pas avoir d’impact notable. Il est toutefois assez dur de s’empêcher de se renseigner, tant la chose vit en soi ou via des parentés sur place ou des proches ne décrochant pas de la télévision.

Dans ces circonstances, nous allons nous prêter à un exercice à travers cette personne-type, juive, résidant Bruxelles, liée à Israël et aux Juifs comme peuple. Précisons de plus qu’elle serait plutôt casanière. La plupart des faits suivants de ce florilège (qui rappelons-le sont véridiques) ne renseignent, en général, pas sur la moralité de leurs auteurs. Exprimer sa solidarité envers les gazaouis est tout sauf un problème. Le lecteur serein et intelligent comprendra qu’il s’agit de toute autre chose dans ce texte qu’une condamnation individuelle. Il s’agirait de donner une idée de la réception d’un mouvement de masse s’étalant sur un peu plus d’un an et qui dure toujours, par une personne qui aimerait ne pas y penser quotidiennement et s’il devait y penser, aimerait le faire avec sérieux. Une personne avec des interrogations lancinantes.

Vous sortez de chez vous, que ce soit pour une course ou se promener et pas un jour ne passe sans que vous ne tombiez sur un poteau ou du mobilier urbain avec des stickers « Free Palestine », « Boycott Israël », « Soral a raison », … Vous voyez de temps à autre des panneaux publicitaires avec Boycott suivi d’une étoile de David. Vous êtes prêt à envisager que ce soit Israël qui soit visé, mais le visuel vous choque. Vers qui se tourner pour analyser ces signes, ces impressions ?

Vous ne faites toujours que sortir de chez vous et l’escalier à côté de votre appartement se retrouve coloré de tout son long au couleur de la Palestine, par de la peinture étalée. Vous vous rendez dans un bar, bien loin de vouloir être ramené à cela et à côté des robinets à pression à bière, vous voyez les mêmes autocollants mentionnant boycott, génocide …Vous téléchargez une application de rencontre, et peut-être un profil sur trente comporte (au mieux) une pastèque, un Free Palestine, ou un « ni policier ni sioniste ».

Vous vous rappelez avec nostalgie le temps de vos études, où l’on pouvait encore s’amuser de la fantaisie des définitions du terme sionisme. Profil marquant, vous voyez une jeune femme porter son chien sur son dos dans une boite, avec écrit sur un carton « Puppie’s for Palestine ». Vous êtes à une soirée et sans prévenir, une convive dit qu’elle se dispute avec sa mère car cette dernière ne reconnaît pas le « caractère génocidaire » de la guerre à Gaza. Vous pensez à la caricature de l’affaire Dreyfus, « Ils en ont parlé ». Quelques mois plus tard, à un « brunch », vous entendez que l’on attaque l’une de vos amies coupable, elle aussi, d’avoir nié sur Facebook le « génocide de Gaza ». Plus tard (comme quoi, cela valait la peine de subir les applications de rencontre), votre amie chez qui vous avez allumé des bougies de Hanoukah, en présence d’autres personnes, vous rapporte que l’une d’elles lui a demandé si vous étiez sioniste, et que dans l’affirmative, elle vous « boycotterait » (les Maccabées étaient-ils sionistes ? Vous avez deux heures…). Vous voilà amené à une soirée Slam, toujours désireux de ne pas être ramené au Proche-Orient et vous entendez un propos où il ressort que l’artiste a « un ami juif » et que « des » rabbins appellent à tuer les enfants de Gaza. À un anniversaire, un convive juif octogénaire propose de changer de sujet aussitôt abordé le conflit à Gaza. En voiture, vous voyez sur un panneau de signalisation « vive le Hamas ». Vous vous demandez si vous devenez fou ou si vous ne fréquentez que des lieux et des gens obsédés.

Vous avez beau décider de ne vous intéresser qu’aux informations locales, vous tombez sur un reportage de BX1 évoquant une manifestation pour la Palestine devant le rectorat de l’ULB. Dans la vidéo, vous voyez une cohorte de jeunes gens jeter des poubelles avec emphase. Cela fait, ils s’enfuient, drapeaux au vent, avec des cris d’adolescents célébrant leur victoire comme s’il s’agissait d’une bonne grosse blague potache. Un ami qui travaille à l’ULB vous renseigne par ailleurs sur le vol des micro-ondes d’un des restaurants universitaires par des occupants d’un bâtiment où s’exprime la solidarité avec Gaza. Dans le contexte de Noël, vous entendez des parents d’amis dire que « Jésus est palestinien », dans la droite ligne inconsciente de ce catholicisme teinté d’antijudaïsme qui ne digère pas la judéité de Jésus. Vous allez à une soirée dansante, tandis que des jeunes gens se trémoussent, le chanteur scande Free Palestine, repris en chœur. Dans la même soirée, le DJ sort ensuite un keffieh et l’agite. Vous vous demandez si d’aventure il devrait y avoir un Palestinien dans la salle ce qu’il en penserait, si sa douleur ne mériterait pas mieux que d’être un signe de ralliement entre deux twerks. Vous allez au parc de Tervuren, vous croisez une personne endimanchée, entourée de cette nature indifférente et de cyclistes flamands sexagénaires. Cette personne porte un keffieh autour du cou. Vous l’imaginez devant son miroir, se demander comment afficher au mieux le symbole de son engagement. Vous vous demandez s’il est encore transgressif ou véhicule une mémoire culturelle. Vous continuez de vous demander comment analyser ces signes, ces symboles ces manifestations verbales avec la plus grande rigueur scientifique et s’il existe des personnes qui s’attèlent à cette difficile tâche.

Vous suivez les informations et voyez la photographie déchirante d’un enfant gazaoui amputé. Cela vous atteint, comme tout un chacun, aux tréfonds de votre être et bien plus que les éructations des palestinolâtres qui suivent, en bons moutons de panurge, sans rien y connaître, la Cause du moment. Ces enflammés du Grand Soir qui se refusent à prendre en compte la complexité du conflit, ces militants Palestine-matin-midi-soir, ces instagrammeurs démentiels, ce bas du panier de l’engagement, Ces personnes qui scandent vivent disent répètent affichent la Palestine… vous vous interrogez sur leurs objectifs ? Qui veulent-ils convaincre ? S’adressent-ils aux Juifs ? Aux rares Israéliens ? Ou plutôt, en bons Narcisses, qu’à eux-mêmes ?
Vous n’êtes pas tant fatigué de l’importation du conflit israélo-palestinien (enfin, si, un peu tout de même) que de voir toute l’insignifiance du début du 21e siècle s’en saisir, sans modération aucune. Au risque (antisémite) du pire. Vous espérez que cette monomanie s’éteindra un jour comme vous espérez qu’une solution juste et durable solutionne enfin le conflit israélo-palestinien, mais vous craignez que l’importance sociétale prise par la chose, faisant presque office de soudure dans certains milieux, ne la prolongent longuement, habitus antisémite et ignorance consentie obligent. Et puis, vous vous remémorez cette citation de l’intellectuel communiste Antonio Gramsci qui, depuis sa prison, écrivit qu’il était « pessimiste par l’intelligence mais optimiste par la volonté ». Le pessimisme ouvre toutes les voies au renoncement. C’est tout l’opposé de la démarche de Jonathas.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.