Le 7 octobre, la Belgique et moi #13

UNE FABLE, QUAND LE RÉCIT S’ÉPUISE

SERGE GOLDMAN

29 avril 2025

« Serge, raconte-nous tes jours, après le 7 octobre…». 

Mes jours, après le 7 octobre ? Ce sont des nuits blanches. Une pérégrination dans un labyrinthe d’insomnies dont les parois s’ouvrent, se ferment et interdisent autant les issues présumées que le retour au temps d’avant.

Des nuits à tenter de comprendre, parce que mon esprit s’est construit ainsi : connaître et comprendre, pour dépasser le voir et l’entendre lorsque ce qui est vu et entendu reste impensable, je veux dire ne peut être pensé parce que tout est insensé, dépourvu de sens. 

Alors, après la nuit, le jour venu, je lis ce qui s’en dit. 

J’imagine que le choix d’un mot peut ouvrir la voie vers le sens qui m’échappe. « Un pogrom », lit-on. Ce terme, riche de sa valeur historique et symbolique, paraît de prime abord approprié ; il dit surement l’horreur des faits vus et entendus. Mais je sais qu’il n’en dit pas tout. Il cache encore le sens, la stratégie, l’intention, qui précèdent les cris de joie des Assassins. 

Je lis « une razzia ». Ah oui, ce mot est plus en phase avec le lieu, les acteurs  — ceux qui actent —, l’histoire ancienne qu’ils réaniment, et qui les animent.

Razzia nous rapproche peut-être de l’intention empruntée aux attaques subites et sanglantes d’un autre temps, qui mêlent massacres et enlèvements. C’est bien razzia, je prends. Surtout, razzia rend compte, mieux que tout, de notre projection mentale dans la souffrance et la terreur des personnes enlevées et des leurs. Mais, pour ce qui est du sens, quelque chose cloche. Dans notre imaginaire nourri d’histoire, la razzia c’est des personnes capturées et emmenées vers des terres inconnues, immenses et  inaccessibles, où ils seront monnaie d’échange ou esclaves. Là, on n’y est pas du tout ; nos otages sont cloîtrés dans un petit bout de terre parfaitement cartographié et clôturé, dans des frontières dont les ravisseurs n’ont pas les clés.

Où est le sens alors ? C’est quoi ça, que je ne peux comprendre parce que je ne peux le représenter dans sa raison obscure?

Puis, comme un éclair de sens, me vient à l’esprit une fable de La Fontaine, Le Lion et le Moucheron, et la « possibilité d’un chemin » se dessine dans le labyrinthe de mes insomnies.

Le Hamas est ce Moucheron qui s’en va piquer Le Lion en son point le plus sensible, le naseau, pour que, furieux, il pourchasse l’insecte qui lui échappe. Ce faisant, Le Lion se lacère à coups de griffes dans une lutte contre un ennemi qui agace, bourdonne et virevolte hors d’atteinte. Je sais alors, trois nuits avant celle où son armée entre dans Gaza, qu’Israël sera Le Lion qui se lacère, qu’il va ensanglanter, non pas son propre corps, mais l’image qu’il offre au monde. Et Le Moucheron tient sa victoire. Il a conçu la seule manière pour lui, minuscule créature, d’abattre le félin qui ne doit sa position fière et enviable, qu’au caractère de noblesse que le monde lui octroie. Le monde la lui retirera quand son image ternie sera celle d’un fauve sanguinaire, animé par une soif sauvage de vengeance et une haine barbare. Et le Moucheron aura gagné la bataille. Et peut-être la chance que l’image sanglante de son ennemi lui vaille la condamnation ultime, celle qui le rendra enfin vulnérable, celle de sa mise à mort. 

Et bien ça y est, j’ai trouvé, ce sont les contes, fables, récits, paraboles, qui apprennent par un savant détour comment se représenter ce qui paraît indéchiffrable. Ces récits ont précédé l’écriture. Certains, par des chemins tortueux et inconnus, ont nourri les grands textes qui nous sont parvenus, textes sacrés et recueils profanes qui s’entrecroisent, puisqu’Esther et Shéhérazade partagent un même destin. 

Il faut donc que je mette en forme le conte qui dira ce qu’est le 7 octobre, pour le lire et enfin comprendre, après bien des mois de marche, tête baissée. 

Je tente un premier conte qui me conduit à une impasse, le labyrinthe se referme à nouveau entre ses parois. Puis, je reviens à La Fontaine, à sa versification qui donne au récit le ton de l’imaginaire, l’éloigne du réel pour mieux en révéler les rouages.

Voici donc cette fable. Elle prend sa source légère et un tempo faussement enjoué chez Jean de La Fontaine. Plus tard, elle se pare d’alexandrins, ceux de Jean Racine, ceux de la tragédie, quand le temps se fait lourd. 

Alors, bien sûr tout n’y est pas. Où sont les otages, marionnettes innocentes de l’histoire ? Où est la révolte prochaine d’autres otages, bien plus nombreux dans ce territoire dévasté ? Où est leur sursaut, ce rebondissement tant espéré qui offrirait à cette fable la morale qui lui sied ? Tiens, la morale de la fable, il était temps de l’étoffer, depuis que dans la vie réelle le temps s’est écoulé, tandis qu’elle restait dans l’incertitude de l’instant qui l’a vu naître. Je clos donc aujourd’hui la fable de deux strophes qui lui manquaient encore. 

Le Lynx, la Belette et le Campagnol

ou « Le Chat, la Belette et le petit Lapin » de Jean de La Fontaine, revisité le 15 juin 2024.

Du palais d’un Campagnol
Dame Belette, ni niaise ni folle,
S’empara ; elle lui dit ceci :
Avec moi en votre logis,
Adieu misère, adieu soucis,
Juré craché, c’est promis,
Je me fais fort de vous gâter,
Vous protéger d’ennemis jurés.
Le Campagnol vivait avec une grande famille.
Dans un petit monde qui grouille et fourmille
Vit cet animal, avec frères, sœurs et amis,
De sorte que dans le labyrinthe de son terrier
Dame Belette se découvrit un garde-manger,
Croquant de temps à autre, quelques tendres souris.
Dame Belette, aussi jolie soit-elle
Est sans merci, c’est une bête cruelle.
Sournoise, un matin d’automne elle sortit
S’en aller mordre un voisin endormi,
C’était le Grand Lynx installé dans les parages.
Cette présence, pour tous les Campagnols du monde,
Était sans équivoque le pire des outrages.
Bref, il était pour eux, la bête cent fois immonde.
La Belette savait que par sa morsure traîtresse
Elle réveillerait, c’est sûr, la hargne vengeresse
Du Lynx, plus prompt à bondir et déchiqueter
qu’à réfléchir au moyen de se faire aimer.
Et Maître Lynx furieux se mit à ravager
Les terres du voisin à jamais abhorré.
Au profond du terrier, on était à l’abri.
La Belette le savait, c’est là qu’elle se tapit.
Afin qu’au grand jour, se déploie
La rage du félin encore abasourdi
Et que l’univers en émoi
Se lève révolté et poussant un seul cri
Le condamne pour sa faute,
Belette avait fermé
L’accès d’un sûr terrier
Aux Campagnols ses hôtes.
Ils subissaient ainsi, sur leur terre dévastée
Les assauts du Grand Lynx, soudain écervelé.
Il feignait d’ignorer que le monde l’observe,
A moins qu’il ait pensé : plus haut et plus fort,
Un regard sans nom aujourd’hui me préserve
Des malheurs qu’ici-bas sans avoir aucun tort
Je fus frappé souvent par un monde enclin
A voir alors en moi l’instrument du Malin.
Le monde hurle, il crie à l’assassin,
Il accuse, il menace, mais en vain,
Rien ne calme le Lynx et dans ce temps,
Mille Campagnols se meurent, petits et grands.
Quant à Dame Belette, heureuse dans son combat,
Elle pointe son nez, ici, ailleurs, et même là-bas,
Elle nargue Maître Lynx aux issues d’un terrier
Dont seule peut-être une fouine pourrait la déloger.
L’histoire telle qu’elle s’écrit dira ce qu’il advint,
La fable n’est jamais l’écriture du devin.
Chacun peut regretter, prédire, imaginer
Ce qui devrait  surgir, ce qui peut apaiser,
Mais les choses se déroulent, de nulle part elles surviennent ;
Qui peut prétendre : les lignes du Destin sont miennes ?
Il n’empêche, décidons ce qui doit être agi,
Et agissons que diable, pour que dès aujourd’hui
Le jeu aveugle et sourd qu’une horrible maîtresse
A ouvert un matin dans une macabre ivresse
Se termine là maintenant : qu’Elle sorte de son trou
Et que Lynx mette un terme à ses plans les plus fous.
Et la morale dans tout ça ?
Qui dit qu’il en faut une, quand l’horreur s’abat ?
Retenons pour le moins de cette fable une leçon :
L’autre n’est pas toujours un être sans raison,
Suivre, aveugle, le chemin que trace l’adversaire
Croire que Thésée toujours vaincra le Minotaure,
C’est la folie d’un homme bien trop sûr, bien trop fier,
Et la  promesse d’une longue morsure du remords.
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Cette leçon visait Maître Lynx aveuglé
Par l’hubris qui sème le vent de la folie
Mais, parce qu’elles se sont tout autant fourvoyées
Je la complète ici, d’un message aux souris.
Si un hôte invité au fond de votre abri
S’avère sans conteste un bien cruel ennemi,
Surtout n’attendez pas, il est déjà grand temps
Ouste, dehors, au Diable, tire-toi, barre-toi, va-t’en !

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.