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Le 7 octobre, la Belgique et moi #14
MON 7 OCTOBRE
Bernard Frumer
6 mai 2025
J’ai lu récemment cette déclaration de Jean-Claude Grumberg dans laquelle il dit ceci : « Plus je vieillis, plus je me sens fils de déporté. » Dès mon plus jeune âge, j’ai eu, chevillée à l’esprit, la conscience d’être fils de déporté et d’enfant cachée. Depuis le 7 octobre, une dimension s’est ajoutée : ma proximité avec Israël, non pas avec son gouvernement actuel (même si je ne suis pas certain qu’un autre gouvernement aurait fait beaucoup mieux face au terrible piège tendu par le Hamas), mais avec ce que cet Etat représente.
J’ai grandi dans une petite ville de la provine wallonne où il n’y avait que deux familles juives. Je n’ai pas vraiment reçu d’éducation juive. La mémoire de la Shoah, le yiddish que parlaient mes parents, le gefilte fish, le gehakte leber et le strudl constituaient l’essentiel de mon identité juive. Mon père, communiste, ancien des Brigades internationales, rejetait tout ce qui était lié, de près ou de loin, à la religion. À l’âge de 16 ans, je suis allé en Israël avec groupe et je n’ai jamais senti l’envie d’y retourner, d’autant plus que je n’y avais ni famille ni amis. Engagé à gauche, je me devais de soutenir la « cause palestinienne » et d’entretenir une distance avec Israël.
Les années ont passé et je me suis rendu compte que je me sentais de plus en plus mal à l’aise dans une certaine gauche. En 2001, lors de l’échec des négociations entre Barak et Arafat, j’ai compris que les Palestiniens ne voulaient pas d’une solution à deux Etats, qu’Arafat était avant tout un chef de guerre et non un chef de paix et qu’en revendiquant in extremis le « droit au retour » pour 3,5 millions de Palestiniens il avait tout fait pour faire échouer les négociations. La campagne d’attentats suicides du Hamas a achevé d’enterrer le processus.
Pendant de nombreuses années, je me suis détourné de cette question en faisant, lorsque je me retrouvais face à des interlocuteurs particulièrement malveillants, le grand écart pour défendre Israël du bout des lèvres tout en essayant de rester fidèle à ce qui restait de mes convictions de gauche.
Puis vint le 7 octobre. Je pourrais reprendre mot pour mot ce qu’a écrit Benoit Frydman dans son beau texte. Le choc, la sidération, la peur, l’angoisse que tout allait recommencer et surtout, dans les jours qui suivirent le pogrom, le sentiment d’abandon par le monde entier. Le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah, accompli dans le pays qui, précisément, avait vu le jour pour qu’il n’y ait « plus jamais ça. »
Il y eut aussi la découverte – même si j’en avais déjà plus que le pressentiment – de ce qu’était devenue une bonne partie de la gauche. Cette certitude d’incarner le Bien même au prix d’une déformation de l’Histoire et de la plus criante évidence. Cette transformation de la victime en bourreau, cette manière de présenter en victime absolue le Palestinien substitut du prolétaire qui vote désormais pour la droite extrême ou est remplacé par des robots. « Du passé faisons table rase » disait l’Internationale socialiste. Et en effet, pour une partie de ses héritiers, le passé n’a plus de sens. Le mot génocide est vidé de son contenu, Gaza est comparé à Auschwitz. Un ancien ministre socialiste s’est permis de dire « Gaza, c’est le Ghetto de Varsovie ». Un autre à posté un tweet avec un drapeau israélien ayant en son centre une croix gammée. L’antisémitisme a revêtu les habits du « progressisme ». Aujourd’hui on peut être antisémite au nom de l’antiracisme, de la lutte contre l’apartheid, ou de je ne sais quelle défense des nouveaux damnés de la Terre. Ma sidération a été à son comble quand j’ai vu qu’une personne que j’ai connue autrefois, dont le père est juif, et qui a fait des études de philosophie, a posté sur Facebook une vidéo où l’on voit un rescapé des camps de la mort nazis établir des similitudes entre Gaza et Auschwitz. Une autre vidéo où l’on voit une journaliste américaine dire que les Israéliens ne savent faire que tuer et que c’est pour cela qu’ils vont disparaître. Quelle dose de haine de soi ou de culpabilité habite ceux d’entre nous qui en viennent à de telles outrances ? Ou est-ce la propagande islamiste relayée par des soi-disant progressistes qui a déjà gagné la bataille ? Quand la moindre critique de l’islam politique est taxée sans nuance d’ « islamophobie » on peut craindre, en effet, que de nombreux cerveaux soient déjà gangrénés par l’idéologie des Frères musulmans et de leurs émules.
Comme l’a dit Vladimir Jankélévitch, « Non, Auschwitz ne se compare à rien. »
Des signes de plus en plus nombreux obscurcissent notre horizon. Qu’en 2025, en Belgique, un tribunal acquitte un écrivain qui a proclamé son envie de planter un couteau dans la gorge de chaque Juif qu’il rencontre est de très mauvais augure pour les temps qui viennent.
Je pense à mon père qui est revenu brisé de l’enfer d’Auschwitz, à ma mère qui a été cachée dans un couvent et qui, jusqu’à la fin de sa vie a été rongée par l’anxiété et la peur. Ils me manquent tant mais en voyant le monde tel qu’il est et tel qu’il se profile j’en viens à me dire, avec une infinie tristesse, que c’est peut-être une bonne chose qu’ils ne soient plus là. Ils seraient terriblement affligés de ce sinistre spectacle.
Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.