De la bande dessinée au brouillage moral : quand l’indignation graphique travestit les faits

ALAIN KUPCHIK

7 mai 2025

La bande dessinée « Gaza, est-ce que vous nous voyez vraiment ? », de Mazen Kerbaj, récemment publiée chez Actes Sud, prétend livrer un cri graphique face à la violence subie par les Gazaouis — au cœur du conflit déclenché par les massacres terroristes perpétrés par le Hamas et ses soutiens le 7 octobre 2023, point de départ de ce qu’on nomme désormais, non sans simplification, la « guerre Israël-Hamas ». Mais derrière ce registre émotionnel se profile un discours univoque, militant, et souvent trompeur. Ce qui se présente comme un témoignage dessiné est en réalité un récit verrouillé, où l’indignation tient lieu de démonstration et où l’émotion autorise l’omission. L’ouvrage ne témoigne pas, il accuse ; il ne cherche pas à comprendre un conflit, mais à fixer les rôles dans une dramaturgie binaire : victime d’un côté, bourreau de l’autre.

Le livre compile des dessins réalisés entre octobre 2023 et septembre 2024, nourris d’images et de témoignages circulant sur les réseaux sociaux. Le résultat : un récit brut, fragmenté, émotionnel — ce qui n’est pas en soi problématique. Mais cette subjectivité devient toxique dès lors qu’elle s’érige en vérité morale, en récit clos, sans contexte ni contradiction. Dans cette narration, Israël est systématiquement réduit au rôle de bourreau abstrait, tandis que le Hamas est absent, comme si l’histoire pouvait se raconter sans lui. Et notre lecture attentive de l’ouvrage ne fait que confirmer ces premières impressions. L’une des planches, datée d’octobre 2023, proclame : « L’antisémitisme est une honte, l’antisionisme est un devoir». Derrière cette formule choc, on reconnaît un mécanisme rhétorique désormais banal : travestir l’antisionisme radical en exigence éthique. Ce procédé n’est pas neuf. Et si l’on admet que l’antisionisme qui s’emploie à dépeindre le sionisme comme une forme de racisme, voire de suprémacisme — sur des fondements fantasmés et peu argumentés — constitue une haine anti-juive dissimulée sous le masque de la vertu, alors on peut observer que l’histoire de l’antisémitisme est systématiquement jalonnée de ces métamorphoses où la haine se drape dans les
valeurs dominantes du moment : hier la foi, puis la nation, aujourd’hui la cause des opprimés érigée en dogme.

L’hostilité au peuple juif ne se proclame jamais comme telle : elle s’infiltre dans des causes réputées justes, pour mieux se légitimer. Ce qui rend l’antisémitisme contemporain d’autant plus insidieux, c’est précisément qu’il ne dit plus “je hais” : il dit “je défends”. Plus dérangeant encore : le jeu de mots “chambre à Gaza”. La référence implicite aux chambres à gaz nazies n’est ni neutre, ni anodine. Elle inscrit visuellement l’action de l’armée israélienne dans l’imaginaire de la Shoah — brouillant ainsi, délibérément, la frontière entre violence de guerre et entreprise génocidaire. Ce type de transfert mémoriel n’est pas un simple excès artistique. Il relève d’un procédé connu : l’inversion accusatoire, qui consiste à faire porter au peuple juif — ou à son État — les crimes mêmes dont il fut victime.

Il profane la mémoire des morts autant qu’il dégrade la vérité, en exploitant l’horreur d’un génocide reconnu pour soutenir une accusation qui, elle, ne l’est pas. L’accusation de génocide revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans l’ouvrage, sans nuance ni ancrage juridique solide. Ce n’est pas une hypothèse analysée, c’est une vérité proclamée. Or la Cour internationale de justice (CIJ), dans l’affaire portée par l’Afrique du Sud, n’a pas admis la possibilité d’un génocide (voir cette vidéo).  Quant à la Cour pénale internationale (CPI), elle a bien émis des mandats d’arrêt contre Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant, mais dans une procédure dont la cohérence juridique, l’équité procédurale et l’assise probatoire sont largement débattues (voir note 1).

Le slogan « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre », défendu dans la BD comme un cri étouffé, n’est pas anodin non plus — au risque de répéter une évidence que plusieurs observateurs ont déjà démontré froidement. Historiquement rattaché à des mouvements appelant à la disparition d’Israël, il ne peut être traité comme une simple formule poétique ou militante. Il exprime, dans sa formulation même, le refus de toute souveraineté juive entre le Jourdain et la Méditerranée. Il nie non seulement la légitimité d’un État à exister, mais, dans sa mise en circulation actuelle, le droit du peuple juif à
vivre en sécurité (note 2). Ce n’est pas une exagération lyrique. C’est une forme contemporaine de judéophobie, travestie en humanisme.

L’ouvrage se présente comme un cri du cœur personnel. Kerbaj, artiste libanais installé à Berlin depuis 2015, revendique le droit à l’indignation graphique. Mais lorsqu’un auteur s’aventure dans un discours aussi chargé, son éloignement du terrain devrait l’inviter à davantage de prudence. Ce n’est pas sa colère qu’on remet en question, mais la légitimité qu’il donne à son point de vue — en transformant son émotion en dénonciation absolue. En s’érigeant en témoin unique d’une réalité complexe, il confère à son œuvre une autorité morale qui outrepasse le cadre artistique, risquant ainsi de masquer la pluralité des voix et des expériences. Et c’est dans cet esprit que l’auteur assène : « La Palestine est la boussole morale du monde », posé comme un principe universel, un théorème démontré — comme si toute justice véritable ne pouvait désormais s’orienter qu’en direction d’un seul drapeau.

Un autre regard graphique existe pourtant, et il dit tout autre chose. Joann Sfar, dans Nous vivrons, témoigne avec pudeur des conséquences du 7 octobre sur les Juifs de France et d’Israël. Il enquête, il doute, il confronte les voix. Il n’accuse pas un peuple, il déchiffre un effroi. Son ouvrage, lui aussi graphique, ne cherche pas à imposer une vérité, mais à faire dialoguer des expériences. Il ne prétend pas à la maîtrise morale d’un conflit : il donne à voir la fragilité d’un lien, la vulnérabilité d’un peuple, l’inquiétude d’un citoyen. Ce contraste est révélateur : l’un simplifie pour condamner, l’autre explore pour comprendre.

Que cette bande dessinée soit promue par une maison comme Actes Sud, et relayée sans distance critique par des librairies généralistes, participe à un glissement inquiétant. Cela contribue à déplacer la fenêtre du dicible vers un espace où la radicalité militante se pare des vertus de l’art, et où l’accusation prend la place du débat (note 3). Sans compter que son format graphique, accessible et épuré, en fait une candidate possible à son utilisation comme outil d’éducation “citoyenne” en milieu scolaire — transmettant de fait aux élèves non pas une initiation au débat, mais une vision binaire, émotionnelle et décontextualisée d’un conflit tragique. Plutôt qu’un outil d’analyse, elle risque de devenir une leçon morale prémâchée — où les coupables sont désignés, les victimes figées, et la complexité balayée. Et si la liberté d’expression constitue un droit inaliénable, elle ne peut se limiter au droit de dire : elle engage aussi l’obligation de penser avec rigueur — surtout quand on prétend parler au nom de la justice. Car lorsqu’une narration se veut absolue, lorsqu’elle efface la complexité pour mieux assigner les rôles, elle cesse d’éclairer. Elle obscurcit un paysage déjà très sombre, tout en instruisant le simulacre du procès d’un ennemi désigné. Et à ce moment-là, elle ne peut plus être vue comme une œuvre quelconque — elle devient propagande, elle devient dangereuse.

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(1) Sur le fond, la Chambre d’appel a considéré que la Chambre préliminaire avait commis une erreur de droit en n’analysant pas suffisamment l’argument d’Israël selon lequel cet État était fondé à soulever une exception d’incompétence en vertu de l’article 19-2-c. La Chambre d’appel a par conséquent annulé la Décision attaquée et renvoyé la question à la Chambre préliminaire pour que celle-ci se prononce à nouveau sur le fond de l’exception d’incompétence soulevée par Israël. (article complet). Les mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale contre Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant ont été délivrés en novembre 2024, dans le cadre d’une procédure initialement ouverte en 2021 sur les événements de Gaza en 2014. Le procureur Karim Khan a ensuite étendu ses investigations aux faits survenus entre octobre 2023 et juillet 2024 sans ouverture formelle d’un nouveau dossier. Cette démarche a suscité des critiques sur la rigueur juridique et l’équilibre de l’instruction, y compris de la part de juristes internationaux.

(2) Gaza n’est plus occupée au sens militaire depuis le retrait unilatéral de l’armée israélienne en 2005. Depuis 2007, le territoire est administré par le Hamas, classé comme organisation terroriste par l’Union européenne, les États-Unis et d’autres États. Il est soumis à un double blocus, israélien et égyptien. Malgré cela, Israël continue — en temps normal — de fournir une part importante de l’électricité, de l’eau potable et des marchandises autorisées à destination de Gaza.

(3) 3 La « fenêtre d’Overton » est un concept développé par Joseph Overton (1960–2003), selon lequel seules les idées situées dans une “fenêtre” de respectabilité sociale sont jugées recevables dans le débat public. Le glissement de cette fenêtre se produit lorsque des idées jusqu’alors marginales sont normalisées, non nécessairement en raison de leur justesse, mais par leur répétition dans l’espace médiatique, artistique ou militant.

 

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.