Le 7 octobre, la Belgique et moi #17
Yves Caelen
27 mai 2025
Les égarements des « amis de la Palestine »
Le 7 octobre,… la Belgique,… Moi,… Comment dépasser la seule émotion et dire quelque chose qui puisse faire sens sur le rapprochement de ces 3 termes ? La meilleure approche à laquelle je puisse penser est de mettre à distance, dans un premier temps, ce qui s’est passé le 7 octobre 2023 et ce qui s’en est suivi sur place pour me concentrer sur les effets de ces événements à Bruxelles, là où je vis, là où je me trouve au moment où j’écris.
Une manière d’apporter un peu de sens dans le chaos, pourrait être de revenir un instant sur un incident que j’ai vécu en avril 2025 dans les rues de Bruxelles. Alors que je marchais avec un groupe ayant pour seules revendications la libération des otages détenus par le Hamas et le cessez-le-feu (des marches pour la libération des otages détenus à Gaza ont lieu chaque semaine dans plusieurs villes à travers le monde) j’ai été interpellé agressivement par un inconnu au cri de « honte sur vous ». L’incident pourrait sembler mineur, à ceci près qu’une personne qui accompagnait cet inconnu s’est, par la suite, attaquée physiquement, heureusement sans conséquences graves (comme souvent, la police et les services de sécurité veillaient), à d’autres participants à la fin du cortège. Cette agression est aussi révélatrice d’un état d’esprit qui semble continuer à s’étendre dans la capitale belge. Certains de mes voisins pensent-ils donc, sans se poser trop de questions, qu’il faudrait avoir honte de manifester pour la libération d’innocents pris en otage ? Ou alors peut-être pensent-ils que dans ce contexte personne ne peut être innocent ? Ou encore que les preneurs d’otages sont en fait les membres d’un mouvement de « résistance » ? Ou peut-être, comme le dit la sagesse populaire « qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs » et que la détention d’otages est un moyen acceptable de faire triompher une cause qu’ils estiment être juste ? Mais qui, par ailleurs, a jamais vu des « résistants » mettre en danger les populations civiles dont ils prétendent défendre la liberté en se livrant à des actions de guérilla au sein de zones si densément peuplées ?
Les questions se bousculent dans ma tête et je ne peux m’empêcher de me demander si les même personnes qui me disent « honte sur vous » m’interpelleraient de la même manière si je défilais pour la libération d’otages pris par des islamistes dans n’importe quel autre pays du monde, que ce soit au Mali, en Afghanistan, en Syrie, en Iran ou ailleurs, ou contre les attentats islamistes commis en Belgique ou en France ? Qui dans ce cas-là m’interpellerait par un « honte sur vous » ? C’est alors une célèbre phrase du poète palestinien Mahmoud Darwich qui me revient en tête. Il l’avait prononcée lors d’un échange avec l’actrice et auteure israélienne Helit Yeshurun : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres nous autres Palestiniens? Parce que vous êtes notre ennemi. L’intérêt porté à la question palestinienne a découlé de l’intérêt porté à la question juive. Si nous étions en guerre avec le Pakistan personne n’aurait entendu parler de nous ». « L’intérêt porté à la question juive ». Une manière pudique de parler d’une passion, ou devrai-je dire d’une maladie de la société, qui depuis des siècles produit ses effets vénéneux en Europe et dans le pourtour méditerranéen.
La Rolls-Royce de l’antiracisme
Je remonte un peu dans le temps. Était-ce en novembre ou en décembre 2023 ? Peut-être en janvier 2024. Je fais part à une amie qui, bien qu’originaire d’Afrique subsaharienne a vécu toute sa vie en Europe et a reçu son éducation essentiellement à Bruxelles, de mon inquiétude quant à la montée de l’antisémitisme en Belgique. Sa réponse me laisse pantois : « la lutte contre l’antisémitisme c’est quand même la Rolls Royce de l’antiracisme ». Circulez, y a rien à voir ! Et de toutes façons, on en fait déjà beaucoup pour les Juifs, non ? La maladie s’installe, même dans les recoins les plus inattendus.
Voter pour Gaza
L’année 2024 était en Belgique une année électorale importante avec à la fois des élections communales, des élections fédérales, des élections régionales et des élections européennes. A Bruxelles, une part importante de la campagne s’est centrée sur l’engagement « pour Gaza » de certains candidats. Cette campagne a eu lieu, soit ouvertement soit de manière semi-clandestine, par l’usage d’outils de communication informatiques ou de groupes plus ou moins fermés sur les réseaux sociaux. Les messages échangés dans ce cadre n’ont pas toujours été exempts de propos violents ou
haineux. La maladie cause de nouvelles fièvres.
Dois-je partir ?
Il y a dix ans, peu après les attentats au Musée Juif de Belgique, quelques-uns de mes amis avaient produit une série de vidéos sur le thème « Je suis Juif et je suis Belge, dois-je partir ? » A l’époque, je n’avais pas pu m’empêcher de penser qu’Israël, le lieu vers lequel certains évoquaient la possibilité de partir était, plus que la Belgique, sous la menace permanente des terroristes du Hamas et de quelques autres mouvements. Ce qui a changé, dix ans après, c’est que les porte-voix du Hamas sont aujourd’hui encore davantage infiltrés à tous les niveaux en Belgique. Ils défilent dans les rues, s’expriment dans les médias et rendent les universités et l’espace public menaçants pour les Juifs. La maladie progresse.
Et si les Palestiniens n’avaient que peu de vrais amis ?
Souvent, pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que les Palestiniens n’ont que très peu de véritables amis. Ceux qui se disent leurs amis, que ce soit à Téhéran ou dans les rues de Bruxelles, s’accommodent trop facilement de les voir morts (auquel cas ils les qualifieront de « martyrs ») pour que leur amitié ne soit pas suspecte. A part cette guerre, je ne me souviens d’aucune autre « lutte de libération » dont les protagonistes se soient livrés, sans que l’opinion publique semble s’en soucier vraiment, à des actions militaires depuis des bâtiments civils, en n’épargnant ni les écoles ni les hôpitaux ni aucune autre infrastructure de protection, de manière aussi répétée et dénuée de souci pour la protection de la vie. Je ne me souviens pas non plus d’aucune autre situation semblable où un peuple sujet à la violence de la guerre soit empêché de traverser la frontière vers un pays voisin (dans le cas de Gaza, ce pourrait être l’Egypte) pour s’y réfugier sans que leurs « amis » ne protestent et n’exigent pour eux ce à quoi tous les réfugiés de guerre dans le monde ont droit : l’asile et la protection. Il semblerait que ce qui vaut pour les victimes de guerre partout ailleurs (qu’on se souvienne des Syriens partant vers la Turquie ou le Liban il n’y a pas si longtemps ou des Ukrainiens traversant la frontière polonaise) soit et doive demeurer inaccessible aux habitants de Gaza. Même là où des situations de nettoyage ethnique avérées ont existé (on se souvient encore de la Bosnie), nulle part on n’a jamais empêché les civils dans les zones de guerre ou de violence de quitter le pays et de trouver refuge où ils le pouvaient. Nulle part ailleurs les belles âmes ne l’accepteraient. Ici, non seulement elles l’acceptent, mais il n’est pas rare qu’elles le revendiquent. « Il faut fermer les frontières pour protéger la Palestine ». Même au prix de la vie des Palestiniens. La maladie rend fou.
Si tu veux la paix… n’appelle pas à la guerre
Je suis évidemment dévasté par les images de violence et de mort qui nous parviennent de Gaza, je suis également solidaire de la population d’Israël et, en particulier, des otages, de leurs familles et des familles évacuées de plusieurs régions du pays et je voudrais pouvoir marcher avec des gens qui, chez nous, appellent à la paix. Mais je ne crois pas un instant que ceux qui défilent en criant « from the River to the Sea » manifestent pour la paix. Quand on crie des slogans guerriers, ce qu’on réclame c’est la continuation de la guerre et des souffrances qu’elle entraîne.
Je ne crois pas non plus que ceux qui « oublient » dans leurs manifestations d’appeler à l’évacuation des tunnels par le Hamas et à la libération des otages, deux conditions qui suffiraient à mettre fin à la guerre, manifestent pour la paix.
Je ne crois pas non plus que ceux qui, quand ils ne les glorifient pas, trouvent des excuses aux terroristes qui, par leurs actes barbares, ont attiré la violence sur Gaza aient quelque intérêt que ce soit pour la paix.
En Belgique seulement, « ceci n’est pas de l’antisémitisme »
Dans un torchon publié par une organisation extrémiste, un boutefeu a écrit noir sur blanc son désir (je cite) « d’enfoncer un objet pointu dans la gorge de chaque Juif qu’il rencontre». Il a bien évidemment été condamné à une peine sévère. Ah non… Pardon, je me laisse emporter par mon imagination. Ce n’était pas dans un torchon extrémiste mais dans un organe de presse vendu en kiosques. Et d’ailleurs l’auteur (au sens littéraire et non pénal du terme, puisque c’est le tribunal qui l’a dit) a été relaxé. La maladie s’attaque aussi au système immunitaire de notre démocratie. Nos tribunaux ont déjà renoncé à jouer leur rôle.
Myopie géopolitique
Il ne faut jamais faire l’économie d’essayer de comprendre. Comprendre, contrairement à ce que voulait nous faire croire Tolstoï, ce n’est pas nécessairement pardonner. Mais c’est au moins se donner quelques moyens, sinon pour changer les choses, du moins pour prendre un chemin qui, un jour peut-être, permettra de le faire. La manière dont on nous rend compte, que ce soit dans la presse ou sur les réseaux sociaux, en Belgique, de la situation à Gaza, en faisant comme s’il s’agissait uniquement d’un conflit sous-local, limité à une zone de moins de 400 km2, dans lequel le rapport de force serait nécessairement et évidemment « disproportionné » devrait déjà nous poser des questions.
Tout dans ce conflit nous indique pourtant qu’il ne s’agit pas seulement d’une « guerre de Gaza », comme on nous le dit souvent mais d’un aspect localisé d’un conflit bien plus large, et de très longue durée, impliquant avec plus ou moins d’intensité des belligérants dans plusieurs pays.
Il faut aussi noter que ce qui motive ces belligérants ne relève pas toujours, voire pas du tout d’une solidarité sincère avec le peuple Palestinien, mais plutôt d’une lutte pour l’hégémonie régionale dans laquelle la référence à « la Palestine » permet surtout de garder son propre clan mobilisé ou de faire mine de donner une justification à ses actions.
C’est aussi dans ces jeux de pouvoir entre puissances régionales que la violence que subissent les habitants de Gaza prend sa source. Comment, en effet, un cessez-le-feu pourrait-il être durable et conduire à une paix permanente et négociée si des puissances étrangères tirent parti de celui-ci pour aider les terroristes à reconstituer leurs forces ? Et comment le Hamas pourrait-il continuer à attirer la violence sur Gaza s’il perdait ses soutiens ? Bien sûr, la presse fait état, pendant quelques jours et lorsque c’est inévitable, des attaques de missiles ou de drones venues d’Iran, du Yémen, du Liban ou d’ailleurs, de la présence de milices étrangères hostiles dans divers pays voisins d’Israël. Elle mentionne aussi occasionnellement les menaces en provenance d’autres puissances membres de l’OCI (Organisation de la Coopération islamique), parfois rivales entre elles.
Qui pourra nier, cependant, que nos journalistes préfèrent réserver leurs titres hebdomadaires voire quasi-quotidiens au décompte des morts selon les chiffres du « ministère de la santé » (sic) du Hamas. Tout est fait pour que le récit qui est donné de cette guerre soit essentiellement le récit unilatéral d’une guerre atroce menée par un adversaire surarmé contre une population impuissante. Tout est fait, y compris l’oubli des otages. Je me souviens encore de la télévision française qui rappelait chaque jour, il y a quelques dizaines d’années, la captivité des otages au Liban au début de chaque journal télévisé ou, plus récemment, des appels à la libération des Belges ou des Européens retenus en otage en Iran (tiens, encore l’Iran…) sur des affiches géantes partout dans la ville. Rien de tel pour les otages du Hamas.
Comment s’étonner dès lors que la haine ne cesse de croître ?
Une haine qui continue à alimenter notre très ancienne maladie.
L’archétype du monstre universel et la recherche d’expiation
Il n’y a pas longtemps, un parti politique français a publié une affiche sur laquelle le visage d’un animateur de télévision, qui se trouve être Juif, apparaissait avec des traits qui ressemblaient de près à l’affiche d’un film de propagande nazie.
Il y a quelques dizaines années, quand le Premier ministre d’Israël n’était pas encore M. Netanyahou, c’est le père d’un très célèbre pédo-criminel belge qui, à la question posée par un journaliste sur ce que cela lui faisait de savoir que son fils était un monstre, avait répondu que bien sûr que non, son fils n’était pas un monstre. Et d’ajouter immédiatement, sans que le rapport avec les crimes commis par sa progéniture ne saute aux yeux, « Ariel Sharon, lui, c’est un monstre ». Curieuse passion que celle qui consiste à vouloir représenter les Juifs, par le dessin ou par les mots, sous la forme de monstres.
Et si c’était aussi cela la fonction du Juif promu au rang d’archétype du monstre universel : exonérer chacun de sa propre monstruosité ? Au tout début de L’Imprescriptible (texte paru en 1965 dans le journal Le Monde et réédité ensuite), Vladimir Jankélévitch écrit ceci : « L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. »
Il m’arrive de penser que le fait que de nombreux Belges ont été compromis avec les crimes du nazisme
(faut-il rappeler, sans même s’attarder sur les complicités individuelles, que plusieurs entreprises belges publiques ou privées qui existent encore ont été complices de la déportation), avec ceux du régime sud- africain d’apartheid (voir notamment la monographie consacrée par Isabelle Delvaux à ce sujet en 2014) et avec ceux de la colonisation et de ses suites (on peut se souvenir par exemple, pour ce qui concerne l’histoire post-coloniale, du rôle de notre pays dans l’assassinat de Patrice Lumumba) est aussi un facteur qui favorise la tendance de certains de nos concitoyens à sauter avec empressement sur toute tentative d’assimiler Israël tantôt avec le nazisme, tantôt avec l’apartheid, tantôt avec le colonialisme ?
Pour tous ceux de nos compatriotes dont la mémoire familiale est entachée par la participation aux crimes du passé, c’est une aubaine de se laisser croire qu’ils sont désormais entrés en « résistance » et pourront ainsi laver les fautes de leurs ancêtres. Pourtant, ce qu’ils font n’est rien d’autre que d’ouvrir la voie aux mêmes crimes que ceux qui les ont
précédés en continuant à accréditer les mêmes mensonges et les mêmes caricatures. La maladie se transmet de génération en génération et, hélas, elle semble endémique dans notre pays.
Croire en la Paix malgré tout et retrouver le désir de faire société, en Belgique aussi
Malgré tout, quelque chose me rappelle que nous gardons tous le pouvoir, quelles que soient les circonstances et chacun à notre manière, de participer à la réparation du monde. Je ne suis pas certain que le jour viendra où cette réparation sera achevée. Mais je crois au moins que nous pouvons continuer à allumer les mêmes bougies que ceux qui nous ont précédé, pour que le monde soit un peu moins sombre.
Peut-être s’agit-il d’un mouvement perpétuel comme celui de la marée où le mal sans cesse descend et remonte ? Un mouvement face auquel notre seul pouvoir est d’élever des digues. Et, puisque nous le pouvons, il ne fait pas de doute que nous le devons.
Pour ce qui concerne Bruxelles, c’est une ville dans laquelle j’ai toujours aimé prendre le bus. On y rencontre des visages et parfois des sourires. Avant-hier, c’était celui d’un petit garçon que sa mère, voilée, tenait par la main. Je l’ai entendue l’appeler Anis. C’est un prénom arabe dont je me souviens avoir entendu qu’il signifie « compagnon agréable ». Je lui souris, il me sourit en retour. Je me mets à penser que les chemins qu’il prendra ne sont pas déterminés à l’avance. Pas plus que ceux des enfants qui naissent à Gaza, à Téhéran ou à Jérusalem. Maudits soient ceux qui voudraient alimenter leurs enfances au lait de la haine. Nul n’est pire qu’un assassin, si ce n’est celui qui éduque un enfant à en devenir un. Celui-là assassine deux fois. Et peut-être en va-t-il aussi ainsi de celui qui se tait, accepte, ne pense que par slogans et se fait le complice plus ou moins lointain d’une telle éducation.
Ne pas oublier, pour pouvoir oublier
En relisant le texte que je viens d’écrire, j’ai le sentiment de saisir un peu mieux (mais saisit-on jamais totalement un tel appel?) cet énigmatique et paradoxal commandement de « ne pas oublier » d’effacer la mémoire d’Amalek, l’ennemi archétypal d’Israël. Ne pas oublier afin d’oublier ? Et s’il s’agissait de se souvenir du mal pour pouvoir à un moment en effacer les conséquences pour l’avenir ? Au moment où j’écris, nous sommes à la veille du 9 mai, date de célébration des premiers pas du projet d’unité européenne, et nous venons de commémorer Yom HaShoah. C’est en gardant cela en tête qu’un tel rapport à la mémoire prend tout son sens. Ne pas oublier pour pouvoir oublier, pour pouvoir, un jour, ne plus jamais voir un ennemi, ni même le souvenir d’un ennemi, en l’autre. Puisse la mémoire de toutes les victimes du terrorisme, de l’antisémitisme et de la guerre être une bénédiction pour tous. Il faut oser le dire dès aujourd’hui : Od yavo shalom aleinou.
Tous les propos tenus dans ce texte le sont de manière personnelle et sans rapport avec aucune
fonction ou aucun engagement que l’auteur pourrait avoir par ailleurs.
Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.