Au nom du « Bien », tout paraît permis

Des étudiants et du conflit de Gaza

Joël Kotek

Ces derniers mois, de nombreux campus en Europe et aux États-Unis ont été le théâtre de violences préoccupantes, y compris en Belgique, où les manifestations propalestiniennes ont dégénéré. On rappellera que le co-président des étudiants juifs a été victime d’une tentative d’étranglement et que les dégâts matériels causés par les activistes propalestiniens dans les lieux qu’ils ont occupés à l’ULB s’élèvent à près de 600 000 €. Les utopies, loin d’être toujours émancipatrices, peuvent aussi engendrer le chaos et la violence.

L’histoire fournit des d’exemples où l’idéal étudiant s’est transformé en force oppressive. Des mobilisations antisémites dans les rues de Vienne à la Belle époque aux Gardes rouges chinois, la jeunesse militante, animée par des idéaux absolus, a parfois sombré dans une violence extrême au nom de ce qu’elle croyait être « le bien ».  À la fin du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus a vu naître une vague d’antisémitisme parmi les étudiants français. Dans les rues et les amphithéâtres, de jeunes nationalistes se rassemblèrent pour dénoncer ce qu’ils percevaient comme une trahison nationale de la part d’un officier juif. Ces manifestations étaient empreintes d’une violence verbale et physique, où l’antisémitisme servait de ciment idéologique. Pourtant, ces jeunes provenaient souvent des institutions les plus prestigieuses, soulignant que l’éducation, aussi noble soit-elle, ne protège pas toujours contre les dérives haineuses. Cette radicalité ne s’est pas limitée à la France.

En Allemagne, dès le XIXe siècle, les Burschenschaften, ces fraternités étudiantes nationalistes en Allemagne et en Autriche, se sont imposées comme des foyers de pensée pangermaniste, mais aussi d’exclusion des étudiants juifs. Elles jouèrent un rôle central dans la diffusion d’un antisémitisme universitaire, transformant progressivement les campus en bastions idéologiques hostiles aux minorités. Théodore Herzl, étudiant en droit à Vienne, fit lui-même les frais de cette discrimination. En 1881, il tenta d’intégrer une de ces fraternités, mais son origine juive entraîna son rejet. Comme il l’évoque dans certains de ses écrits, ce rejet amorça son désenchantement vis-à-vis de l’assimilation et contribua à forger chez lui une conscience aiguë de la nécessité d’une solution politique pour le peuple juif, menant plus tard à l’émergence du sionisme moderne. Au fil des décennies, ces fraternités ne se contentèrent pas de refuser les étudiants juifs : elles militèrent activement pour leur exclusion des universités et du monde professionnel. Elles furent parmi les premières à imposer des critères de « pureté raciale », anticipant de plusieurs décennies les mesures antisémites officielles du régime nazi. Dans les années 1920 et 1930, nombre d’entre elles adhérèrent aux théories völkisch et exigèrent un « Ariernachweis » (certificat d’ascendance aryenne) pour admettre de nouveaux membres, bien avant que le Troisième Reich ne généralise cette pratique. Ainsi, loin de se limiter à de simples cercles étudiants, les Burschenschaften préparèrent le terrain à l’exclusion systématique des Juifs de la société. Ces fraternités furent des incubateurs de l’antisémitisme universitaire et social, bien avant que celui-ci ne devienne une politique d’État.

Autre exemple emblématique, celui des Gardes rouges chinois pendant la Révolution culturelle. Encouragés par Mao Zedong, ces étudiants, censés incarner l’avant-garde de la société égalitaire, menèrent une campagne de terreur : temples détruits, bibliothèques incendiées, enseignants humiliés, souvent assassinés, voire ingérés. Des témoignages rapportent des cas, principalement dans la région de Guangxi, où des professeurs et d’autres victimes des purges furent tués, puis, dans une dérive macabre, consommés lors de rituels ou festins collectifs. Ces actes de violence n’étaient pas isolés, mais s’inscrivaient dans un contexte où la brutalité et l’endoctrinement idéologique avaient effacé toutes limites morales. Les jeunes Gardes Rouges se pensaient comme les champions d’une pensée juste, mais leur ignorance et leur fanatisme provoquèrent des millions de morts et des traumatismes collectifs durables. Ces exemples soulignent que les jeunes ne sont pas toujours porteurs d’idées pacifistes et mobilisent parfois les théories violentes de leurs aînés dont ils peuvent être les pourvoyeurs privilégiés.

Aujourd’hui, cette dynamique trouve un écho dans certaines mouvances propalestiniennes, notamment sur les campus. En Belgique, mais aussi ailleurs, ces étudiants, mus par une volonté sincère de défendre une cause qu’ils jugent juste, tombent dans des schémas de pensée manichéens. Ignorance insigne oblige. Israël est diabolisé à l’extrême chez certaines franges de ces militants. Ici et là, des étudiants juifs sont pourchassés, interdit d’accès au cours, voire violentés. L’antisionisme radical, version cool de l’antisémitisme d’antan, s’exprime de manière décomplexée. Ces manifestations dépassent le plus souvent le simple militantisme politique pour s’inscrire dans une logique de confrontation violente. Brûler des drapeaux israéliens, proférer des insultes antisémites ou s’attaquer physiquement à des étudiants juifs traduisent un militantisme qui, loin de promouvoir la paix, véhicule une radicalité destructrice. Une Palestine « de la rivière à la mer » aboutirait de facto à la disparition d’une souveraineté et de l’autodétermination juives dans cette région. Cela peut renvoyer à la formule de l’activiste shiite belgo-libanais Dyab Abou Jahjah, « la valise ou le cercueil ». Il est impératif de rappeler que défendre une cause, aussi noble soit-elle, exige du discernement et une connaissance approfondie des faits. Les mouvements propalestiniens actuels doivent réfléchir à leur posture. Agir au nom du « bien » ne peut justifier l’ignorance ou la haine. Comme le démontre l’histoire, une radicalité aveugle ne construit pas toujours la justice : elle peut parfois prolonger les cycles de violence et d’incompréhension.

Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.